L'homme qui voulut être roi / Rudyard Kipling ; traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières (2024)

Rappel de votre demande:

Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 240 sur 240

Nombre de pages: 240

Notice complète:

Titre : L'homme qui voulut être roi / Rudyard Kipling ; traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières

Auteur : Kipling, Rudyard (1865-1936). Auteur du texte

Éditeur : Les Libertés françaises (Paris)

Date d'édition : 1939

Contributeur : Fabulet, Louis (1862-1933). Traducteur

Contributeur : Humières, Robert d' (1868-1915). Traducteur

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb16092160g

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32309028q

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (221 p.) ; 19 cm

Format : Nombre total de vues : 240

Description : [The man who would be king]

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k9613399n

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-28213 (19)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 09/11/2015

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.

RUDYARD KIPLING

L'HoIDIDe.

QUI voulut être roi

TRADUIT PAR

LOUIS FABULET et ROBERT D'HUMIERES

LES LIBERTÉS FRANÇAISES

XX14 RVF Dtf CONDE, XXII

PARIS-VI*

L'Homme qui voulut être roi

ŒUVRES DE RUDY ARD KIPLING

A LA LIBRAIRIE DU MERCVRE DB FRANCE

LE LIVRE DE LA JUNGLE ET LE SECOND LIVRE DE LA JUNGLE, traduits

par Louis Fabulet et Robert d'Humières 2 vol.

LA PLUS BELLE HISTOIRE DU MONDE (La plus BeUe Histoire du Monde.

Le Perturbateur du Trafic. La Légion perdue. Par-dessus bord. Dans le Rukh. Un Congrès des Puissances. Un Fait. Amour-des-Femmes), tra-

duit par Louis Fabulet et Robert d'Humières 1 vol.

L'HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI (L'Homme qui voulut être Roi. La Porte

des Cent mille Peines. L'Etrange Chevauchée. L'Amendement de Tods.

La Marque de la Bête. Bisesa. Bertran et Bimi. L'Homme qui fut. Les Tambours du « Fore and Ait J), traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières 1

KIM, trad. par Louis Fabulet et Ch. Fountaine-Walker 2 vol. LES BATISSEURS DE PONTS (Les Bâtisseurs de Ponts Petit Tobrah, Namgay Doola. En Famine. Au fond de l'Impasse. Les Finances des Dieux. La

Cité des Songes), traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières.... 1 vol. STALKY et cle, trad. par Paul Bettelheim et R. Thomas 1 voL SUR LE MUR DE LA VILLE (Sur le Mur de la Ville, Trois et un... de plus.

L'Histoire de Muhammad Din. Lispeth. L'Autre. Moti-Guj-Mutin. Une Fraude. La Libération de Pluffles. L'Arrestation du Lieutenant GoLightly.

Une affaire de chance. Dans l'erreur. Le Cas de divorce Bronckhort. Wee Willie Winkie. En plein orgueil de jeunesse. Sans bénéfice de clergé), traduit par Louis Fabulet, précédé d'une Étude sur Rudyard Kipling,

par André Chevrillon 1 vol. LETTRES DU JAPON, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. 1 vol. L'HISTOIRE DES GADSBY. traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jack-

son 1 vol.

LE RETOUR D'IMRAY (Le Retour d'Imray, Dray wara yow dee. Le Rickshasv- Fantôme. 007. Le Bisara de Pooree. Au bord de l'Abîme. Le Chef du district.

Le Navire qui s'y retrouve. Naboth. Les Bornes mentales de Pambé Serang.

Eux. A mettre au dossier), traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin- Jackson 1 vol. LE CHAT MALTAIS, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson.. 1 vol. ACTIONS ET RÉACTIONS, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson 1 vol. « CAPITAINES COURAGEUX Il, traduit par Louis Fabulet et Charles Fountaine-Walker 1 vol. SA MAJESTÉ LE ROI, traduit par Louis Fabulet 1 vol. CONTES CHOISIS, traduits par Louis Fabulet, Robert d'Humières et Arthur

Austin-Jackson 1 fort vol. DU CRAN ! traduit par Louis Fabulet 1 vol. SIMPLES CONTES DE LA MONTAGNE, traduit par Henry-D. Davray et Madeleine Vernon 1 vol.

MAIS CECI EST UNE AUTRE HISTOIRE, traduit par Henry D. Davray et Madeleine Vernon .............................................. 1 vol.

RIJDY ABD KIPLING

L'Homme qui voulut être roi

TRADUIT PAR

LOUIS FABULET et ROBERT D'HUMIÈRES

LES LIBERTÉS FRANÇAISES

XXII, RVE DB CONDÉ, XXII

PARIS-VI*

LES TEXTES PUBLIES PAR LA

LIBRAIRIE DES LIBERTÉS FRANÇAISES

SONT DONNÉS DANS TOUTE LEUR ÉTENDUE, SANS COUPURES, SANS MODIFICATIONS, SANS INTERPRÉTATION QUELLE QU'ELLE SOIT. SI LES CIRCONSTANCES EXIGENT QU'IL EN SOIT AUTREMENT CELA PEUT SE CONCEVOIR —— L'ANNONCE EN SERA FAITE EXPRESSÉMENT

CHAQUE FOIS.

Tous droits de reproduction réservés pour tous pays.

L'HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI

Le commencement de tout, ce fut dans le train sur la route d'Ajmir à Mhow. Un déficit budgétaire, survenu à cette époque, nécessitait le voyage non pas en seconde, qui ne coûte que la moitié du prix des premières, mais en classe intermédiaire, ce qui est absolument odieux. Il n'y a pas de banquettes rembourrées en classe intermédiaire, et le public y est soit intermédiaire, c'est-à-dire Eurasien, soit indigène, ce qui finit par incommoder au bout d'un long trajet, soit de l'espèce vagabond, gens d'esprit quoique ivrognes. Les intermédiaires ne patronnent pas les buffets de chemin de fer. Ils portent leurs vivres dans des paquets ou des pots, achètent des sucreries au marchand de bonbons indigène et boivent l'eau le long des routes. C'est pourquoi, en été, on les extrait parfois défunts de leurs compartiments et qu'en toutes saisons on leur témoigne, à juste titre, un minimum de considération.

Mon compartiment, à moi, resta vide par hasard jusqu'à la gare de Nasirabad où un monsieur de considérable prestance et en bras de chemise y pénétra, et, selon la coutume des intermédiaires, se mit incontinent à l'aise. C'était un errant et un vagabond, comme moi-même ; doué, par sur-

plus, d'un goût cultivé pour le whiskey. Il racontait des choses vues ou accomplies en tels coins perdus de l'empire où il avait pénétré, des épisodes de vie risquée pour la subsistance de quelques jours. « Si l'Inde ne comptait que des gens comme vous et moi, qui ne savent pas plus que les corbeaux où ils prendront leur ration du lendemain, ce n'est pas soixante-dix millions de revenu que produirait le pays, mais sept cents millions, » disait-il, et, à regarder sa bouche et ses mâchoires, je me sentais enclin à partager son avis. Nous parlâmes politique, — cette politique des gueux et de leur république qui voit l'envers des choses, le côté dont on n'a point poli les lattes ni le plâtras, — et nous causâmes organisation postale, parce que mon ami voulait envoyer une dépêche de la prochaine station à Ajmir, où bifurque sur Mhow la ligne de Bombay, quand on vient-de l'Est. Mon ami n'avait pas d'argent, sinon huit annas qu'il réservait pour son dîner, et je n'avais, moi, pas d'argent du tout, en-raison de l'accroc budgétaire mentionné plus haut. De plus, je m'enfonçais dans des solitudes, lesquelles, bien que je dusse y reprendre contact avec le Trésor, manquaient de bureau télégraphique. Je me trouvais en conséquence parfaitement incapable de lui venir en aide.

— On pourrait bousculer un chef de gare et lui faire expédier une dépêche à l'œil, dit mon ami, mais il s'ensuivrait des enquêtes sur vous et moi, et je suis vraiment trop occupé ces jours-ci. Vous disiez que vous reveniez par la même ligne prochainement ?

— Dans dix jours, répondis-je.

— Vous ne pourriez pas réduire à huit ? dit-il. Mon affaire est plutôt pressée.

— Je puis envoyer votre télégramme dans dix jours au plus tard, si cela peut vous rendre service, dis-je.

- Réflexions faites, j'aurais peur de manquer mon homme maintenant, si j'envoyais une dépêche. Voilà ce que c'est : il quitte Delhi le 23 pour Bombay. Cela veut dire qu'il passera à Ajmir dans la nuit du même jour.

— Mais je serai au fond du désert, expliquai-je.

— Parfaitement, dit-il. Vous changez à Marwar pour entrer dans le territoire de Jodhpore, c'est nécessaire, et lui passera à Marwar avec la malle de Bombay de bonne heure dans la matinée du .24. Pouvez-vous vous trouver à ce moment à la gare de Marwar ? Cela ne vous dérangera guère, je sais qu'il n'y a pas grand'chose à faire dans ces États de l'Inde centrale — même en se faisant passer pour correspondant du Buckwoodsman.

— Vous y êtes allé de ce truc-là ? demandai-je.

— Des masses de fois, mais on se fait pincer par les rési- dents et ramener à la frontière avant d'avoir eu le temps d'amorcer. Mais pour l'ami dont je vous parle, il faut absolument que je lui fasse connaître de vive voix ce que je suis devenu ou bien il ne saura pas où aller. Ça serait plus que gentil à vous, si vous pouviez quitter l'Inde centrale à temps pour l'attraper à Marwar et lui dire : « Il est allé Sud pour la semaine. » Il saura ce que ça signifie. C'est un fort bonhomme avec une barbe rouge, et distingué, je vous prie de croire. Vous le trouverez dormant comme un monsieur, tous ses bagages autour de lui, en seconde. Mais n'ayez pas peur. Baissez la glace et dites : « Il est allé Sud pour la semaine. » Il se grouillera. Cela ne raccourcit que de deux jours votre séjour là-bas. Je vous le demande comme

à un étranger sur la route de l'Ouest, dit-il avec emphase.

— Et vous, d'où venez-vous ? dis-je.

— De l'Est, dit-il, et j'espère que vous lui ferez la commission sans faute, pour l'amour de ma mère comme de la vôtre.

L'Anglais ne s'émeut guère en général d'entendre invoquer la mémoire de sa mère, mais, pour certaines raisons qui apparaîtront dans la suite, je crus devoir m'engager.

— Il s'agit de choses sérieuses, dit-il, et c'est pour cela que je vous demande de le faire — et je sais maintenant que je peux y compter. Un compartiment de seconde, en gare de Marwar, et un homme roux endormi sur la banquette. Vous vous rappellerez bien. Je descends à la prochaine station et il faut que je reste là jusqu'à ce qu'il vienne ou m'envoie ce qu'il faut.

— Je ferai la commission, si je le joins, dis-je, et, pour l'amour de votre mère comme de la mienne, je vous donnerai un petit conseil. N'essayez pas de faire les États de l'Inde centrale en ce moment-ci à titre de correspondant du Buck- woodsman. Il y en a un vrai qui se balade par là et cela pourrait mal tourner.

— Merci, dit-il avec simplicité, et quand le pourceau s'en va-t-il ? Je ne peux pas mourir de faim parce que cela lui plaît de me gâter mon travail. Je comptais empaumer le rajah de Degumber à propos de la veuve de son père, et lui donner le trac.

— Qu'est-ce qu'il a donc fait à la veuve de son père ? — Bourrée de poivre rouge, pendue à une poutre par un pied et fouettée à mort à coups de babouche. J'ai découvert le pot aux roses moi-même et je suis le seul qui oserait

passer les frontières de Degumber pour aller faire le prix de ma discrétion. Ils essayeront de m'empoisonner, comme à Chortumna, quand j'allai butiner par là. Mais vous ferez ma commission à l'homme de la gare de Marwar ?

Il descendit en route à une petite station et je me mis à réfléchir.

J'avais ouï parler plus d'une fois de ces hommes qui, assumant le personnage de correspondants de jour: aux, saignent les petits États indigènes en les menaçant de scandale, mais je n'avais rencontré aucun membre de leur caste auparavant. Ils mènent une dure vie et meurent généralement de mort très subite. Les États indigènes professent une salutaire horreur pour les journaux anglais, toujours susceptibles de mettre en lumière leurs méthodes originales de gouvernement, et font de leur mieux pour gorger le journaliste de champagne ou lui tourner la tête à renfort de landaus à quatre chevaux. Ils ne comprennent pas que personne ne se soucie plus que d'une guigne de l'administration intérieure d'un État indigène, tant que l'oppression et la criminalité s'y maintiennent dans des bornes raisonnables et tant que le chef n'y reste pas sous l'influence de l'opium de l'eau- de-vie ou de la maladie d'un bout de l'année à l'autre. Les États indigènes furent créés par la Providence afin de pourvoir le monde de décors pittoresques, de tigres et de descriptions. Ce sont de sombres coins de la terre, pleins d'inimaginables cruautés, qui touchent d'un côté au chemin de fer et au télégraphe et, de l'autre, aux jours d'Haroun-al-Ras- chid. En débarquant du train, je m'acquittai de mes affaires avec divers potentats, et passai, sn huit jours, par les phases de vie les plus variées. Tantôt en frac, j'allais de pair et

compagnon avec princes et résidents, buvant dans le cristal et servi dans l'argenteiie. Tantôt, vautré sur le sol nu, trop heureux de dévorer la première nourriture venue, un Cha- palii (i) me servant d'assiette, je buvais l'eau des ruisseaux et partageais la couverture de mon domestique. Tout cela i entrait dans la besogne du jour.

Puis je mis le cap sur le Grand Désert Indien à la date convenue, comme je l'avais promis, et le train de nuit me déposa à la gare de Marwar d'où un drôle de petit va-comme- je-te-pousse de chemin de fer, à personnel indigène, bifurque sur Jodhpore. Le train postal entre Delhi et Bombay fait une courte halte à Marwar. Il arriva comme j'entrais dans la gare et j'eus à peine le temps de courir au quai et de scruter les voitures. Il n'y avait qu'une seconde dans le train. Je baissai la glace et découvris une barbe d'un rouge flamboyant à demi-cachée par une couverture de voyage. C'était mon homme. Il dormait à poings fermés et je l'ébranlai légèrement d'un petit coup dans les côtes. Il s'éveilla en grognant et je vis sa figure, à peau qui luisait.

— Encore les billets ? dit-il.

— Non. Je suis chargé de vous dire qu'il est allé Sud pour la semaine. Il est allé Sud pour la semaine.

Le train partait. L'homme roux se frotta les yeux et répéta :

— Il est allé Sud pour la semaine ? Ça ressemble bien à son impudence. A-t-il dit que je vous donnerais quelque chose ? Parce que je n'en ferai rien.

- Il n'a rien dit, répondis-je en sautant du marchepied.

(1) Sorte de galette indigène qui remplace le pain.

Les fanaux rouges s'enfonçaient dans la nuit. Il faisait un froid horrible, car le vent soufflait de la région des sables. Je grimpai dans mon propre train — pas en intermédiaire cette fois — et m'endormis.

Si l'homme barbu m'avait donné une roupie, je l'aurais gardée en souvenir d'une affaire assez curieuse. Mais la conscience du devoir accompli fut ma seule récompense.

Plus tard je réfléchis que deux compères de l'espèce de mes amis ne feraient rien de bon à jouer les faux journalistes, et pourraient s'attirer des difficultés sérieuses au cas où ils voudraient appâter en un de ces petits pièges à rats d'États indigènes de l'Inde centrale ou du Rajpoutana. Je pris en conséquence la peine de donner leur signalement, aussi minutieux que le permettaient mes souvneirs, aux gens qui eussent pu avoir intérêt à les déporter, et je réussis, comme je l'appris plus tard, à les empêcher de franchir les frontières du Degumber.

Puis je redevins personne respectable et réintégrai mon bureau où ne se produisaient ni rois ni incidents, sauf la composition quotidienne d'un journal.

Un bureau de journal semble avoir le privilège d'attirer une inconcevable variété de personnes, au plus grand préjudice de la discipline. Des dames missionnaires arrivent et somment le directeur d'abandonner sur l'heure toutes ses obligations, afin de décrire une distribution de prix d'école chrétienne dans l'arrière-faubourg d'un village d'ailleurs parfaitement inaccessible ; des colonels, négligés sur le tableau d'avancement, s'installent et ébauchent les grandes lignes d'une série de dix, douze ou vingt-quatre articles de tête, à propos de l'ancienneté et du choix ; des missionnaires

exigent de savoir pourquoi ils n'auraient pas le droit de changer pour une fois la nature de leurs plaintes et d'agonir un collègue spécialement placé sous le patronage directorial ; des troupes de comédiens à la côte envahissent les bureaux à l'effet d'expliquer qu'ils ne peuvent pas payer leur publicité, mais qu'à leur retour de Taïti ou de Nouvelle-Zélande ils s'en acquitteront avec usure ; des inventeurs de moteurs à pankahs patentés, de vis d'attelage pour wagons, de sabres ou d'arbres de couche incassables, fon t visite, des certificats plein les poches, et désireux de se voir fixer quelques heures d'entretien ; des compagnies pour la vente du thé entrent, s'assoient et élaborent leurs prospectus avec les plumes du bureau ; des secrétaires de comités dansants objurguent avec éclat le rédacteur mondain afin d'obtenir un plus ample compte rendu des gloires de leur dernier bal ; des dames inconnues font irruption dans un frou-frou de jupes et disent : « Il me faut un cent de cartes de visite tout de suite, s'il Vous plaît, » ce qui rentre manifestement dans les attributions d'un directeur ; et le moindre, le plus dissolu des ruffians qui jamais aient vagabondé le long de la grand'route se fait un devoir de venir demander une place de correcteur d'épreuves. Et tout le temps le timbre du téléphone tinte frénétiquement, on tue des rois sur le continent, des empires se disent : « Vous en êtes un autre » et mossieu Gladstone appelle le feu du ciel sur les colonies britanniques, tandis que les petits typos noirs geignent « kaa pi-chay ha-yeh » (on demande de la copie), comme des abeilles lasses, et qu'aux trois quarts le journal est encore aussi blanc que l'écu de Modred.

Mais cela, c'est le moment amusant de l'année. Il y a six autres mois où personne ne vient jamais, où le thermomètre,

pouce par pouce, grimpe en haut de l'échelle, où l'ombre n^iintenue dans le bureau permet à peine de lire, où les presses brûlent au toucher, et où personne n'écrit guère que des comptes rendus de fêtes dans les stations de montagne ou des notices nécrologiques. C'est alors que le téléphone se transforme en terreur tintinnabulante, toujours prêt à vous annoncer des morts subites d'hommes ou de femmes que vous connaissiez intimement. Le prickly heai (i) vous recouvre comme d'un vêtement et l'on s'assied pour écrire : « On annonce un léger accroissement dans la mortalité du district de Khuda-Janta-Khan. L'épidémie, de nature purement sporadique, grâce aux efforts énergiques des autorités locales, est maintenant à peu près vaincue. C'est cependant avec un profond regret que nous enregistrons la mort, etc., etc. » Puis l'épidémie éclate pour de bon, et moins on enregistre ou moins on rédige à ce sujet, mieux vaut pour le repos des abonnés. Mais Empires et Rois continuent à se divertir avec autant d'égoïsme que devant, le chef typographe trouve qu'un journal quotidien ne devrait point en vérité paraître plus d'une fois toutes les vingt-quatre heures, et les gens des stations d'été interrompent leurs plaisirs pour dire : « Mon Dieu, qu'est-ce qui empêche ce journal d'être brillant ? Il se passe bien assez de choses par ici. »

Voilà le côté sombre de la situation et, comme on dit aux annonces : « Il faut en goûter pour en juger. »

,Ce fut en cette saison — pire que jamais cette année-là — que le journal inaugura le système d'imprimer le dernier

(1) Eruption cutanée accompagnée de démangeaisons et particulière à l'été tropical.

tirage de la semaine dans la nuit du samedi, c'est-à-dire le dimanche matin, comme les journaux de Londres. Précieux avantage qui permettait, une fois la copie sous presse, au rédacteur éreinté de commencer dans la fraîcheur du matin un somme avant que la chaleur le réveillât. L'aube fait baisser le thermomètre de 540 à 420 — et l'on n'imagine pas comme il fait froid à 420 à l'ombre quand on n'a jamais prié pour cette température-là.

Un samedi soir, il me revint l'aimable obligation d'achever le journal tout seul. Un roi, un courtisan, une courtisane ou une communauté allaient mourir, ou obtenir une nouvelle constitution, ou faire quelque chose d'important pour l'autre côté du monde, et le journal devait attendre l'imprimatur jusqu'à la dernière minute possible, afin d'attraper le télégramme. C'était une nuit d'encre, étouffante, une vraie nuit de juin, et le 100, le vent torride qui souffle de l'ouest, bramait dans l'amadou des branches en faisant semblant d'avoir la pluie sur les talons. Par intervalles, une goutte d'eau presque bouillante tachait la poussière avec un flop de grenouille aplatie, mais, dans sa lassitude, notre univers savait bien que ce n'était que feinte. Il faisait une idée moins chaud dans l'atelier que dans le bureau, de sorte que je m'assis là parmi le cliquetis des machines, les huées des oiseaux de nuit aux fenêtres, les typos, à demi-nus, qui épongeaient la sueur de leurs fronts et demandaient à boire. La chose qui nous faisait veiller, quelle qu'elle pût être, refusait d'arriver, quoique le loo fût tombé, le dernier caractère en place, et que toute la terre ronde demeurât en suspens dans la chaleur suffocante, un doigt sur les lèvres, attendant l'événement. Je m'assoupis, tout en me demandant si l'invention du télégraphe constituait

en somme un bien et si ce moribond ou ce peuple en révolte avait conscience du dérangement produit par son retard. Sauf la chaleur et la préoccupation, nulle raison particulière d'énervement, et pourtant, comme les aiguilles de la pendule rampaient jusqu'à trois heures et que les machines essayaient deux ou trois tours de volant avant le mot prononcé qui les lâcherait dans leur carrière, j'aurais pu crier tout haut de fatigue.

Soudain, le grondement et la crécelle des machines déchirèrent le silence en minuscules lambeaux. Je me levais pour sortir, quand deux hommes vêtus de blanc s'arrêtèrent devant moi. Le premier dit : « C'est lui ! » Le second dit : « Ma foi, oui ! » Et ils rirent tous deux à couvrir le bruit des presses et en s'épongeant le front.

— Nous avons vu une lumière de l'autre côté de la route, car nous dormions dans le fossé là-bas, pour avoir frais, et j'ai dit à mon copain que voilà : « Allons parler à celui qui nous a fait mettre hors de l'État de Degumber, » dit le plus petit des deux.

C'était l'homme que j'avais rencontré dans le train de Mhow, et son camarade, l'homme à poil roux de la gare de Marwar. Il n'y avait pas à se tromper aux sourcils de l'un ni à la barbe de l'autre.

Je n'étais pas content, car j'avais plus envie de dormir que de me chamailler avec des vagabonds.

-— Qu'est-ce que vous voulez ? demandai-je.

— Causer une demi-heure, au frais et à l'aise, dans le bureau, dit l'homme à barbe rouge. Nous ne refuserions pas à boire — le contrat n'a pas force encore, Peachey, ce n'est pas la peine de faire une tête — mais ce qu'il nous faut

pour de bon c'est des conseils. Nous n'avons pas besoin d'argent. C'est comme une faveur que nous demandons rapport au sale tour que vous nous avez joué à propos de Degumber.

Je montrai le chemin qui passait de l'imprimerie au bur-eau suffocant, où des cartes pendaient aux murs. L'homme roux se frotta les mains.

— Il y a du bon, dit-il. Nous avons frappé à la bonne porte. Maintenant, monsieur, permettez-moi de vous présenter le frère .-. Peachey Carnehan, ça c'est lui, et le frère Daniel Dravot, ça, c'est moi ; quand à nos professions, moins nous en parlerons mieux ça vaudra ; nous avons fait tous les métiers dans notre temps. Soldats, marins, typos, photographes, correcteurs d'épreuves, prêcheurs en plein vent et correspondants du Buckwoodsman les fois où le journal en avait besoin. Carnehan est à jeun, moi aussi. Regardez-nous bien d'abord pour être sûr. Ça vous évitera de me couper. Nous allons prendre chacun un cigare et vous tiendrez l'allumette.

Je tentai l'épreuve. Les deux hommes n'avaient pas bu et je leur fis servir deux pegs (i) tiédissants.

— A la bonne heure, dit Carnehan, l'homme aux sourcils, en séchant sa moustache. Laisse-moi parler maintenant, Dan. Nous avons fait à peu près toute l'Inde, le plus souvent à pied. Nous avons été ajusteurs de chaudières, conducteurs de locomotives, petits entrepreneurs et le reste, et maintenant nous avons décidé que l'Inde n'est pas assez grande pour des gens de notre acabit.

Ils étaient certainement trop grands pour le bureau. La

(1) Whiskey et soda.

barbe de Dravot semblait emplir la moitié de la pièce, et les épaules de Carnehan l'autre moitié, assis qu'ils se tenaient tous deux sur la grande table. Carnehan continua :

— Le pays ne donne pas la moitié de ce qu'il devrait parce que le gouvernement ne veut pas qu'on y touche. Ils passent tout leur sacré temps à gouverner et on ne peut pas soulever une bêche, faire sauter un éclat de pierre ou forer pour de l'huile sans que le gouvernement crie : « A bas les pattes et laissez-nous gouverner. » C'est pourquoi, tel quel, nous allons le laisser en paix et partir pour quelque autre pays où l'on puisse jouer des coudes et faire son chemin. Nous ne sommes pas de petits hommes et nous n'avons peur de rien, que de la boisson, et nous avons signé un contrat sur ce point. Donc, nous nous en allons être rois.

— Rois de plein droit, murmura Dravot.

— Oui, c'est entendu, dis-je. Vous avez traîné vos guêtres au soleil, la nuit est plutôt chaùde, et vous feriez peut-être mieux d'aller dormir sur votre idée. Venez demain.

— Ni coup de soleil, ni verre de trop, dit Dravot. Voilà un an que nous dormons sur notre idée ; nous avons besoin de vo:r des livres et des atlas, et nous avons conclu qu'il n'y a plus qu'un pays au monde où deux hommes à poigne puissent faire l°ur petit Sarawak (i). Cela s'appelle le Kafiristan. A mon idée c est dans le coin de l'Afghanistan, en haut et à droite, à moins de 300 milles de Peshawer. Ils ont trente- deux idoles, les païens de là-bas, nous ferons trente-trois. C'est un pays montagneux et les femmes de ces côtés sont très belles.

(1) Allusion à l'aventure du voyageur Brooke, élu monarque absolu. de -l'Etat de Sarawak, dans l'île de Bornéo.

— Mais ça, c'est défendu dans le contrat, dit Carnehan

Ni femmes, ni boisson, Daniel.

— C'est tout ce que nous savons, excepté que personne n', est allé et qu'on s'y bat. Or, partout où l'on se bat, un hommi qui sait dresser des hommes peut toujours être roi. Nous iron: dans ce pays, et, au premier roi que nous trouverons, nou: dirons : « Voulez-vous battre vos ennemis ? » et nous lu montrerons à instruire des recrues, car c'est ce que nou: savons faire le mieux. Puis nous renverserons ce roi, nou: saisirons le royaume et nous fonderons une dynastie.

— Vous vous ferez tailler en pièces à 50 milles passé lé frontière, dis-je. Il vous faut traverser l'Afghanistan poui arriver dans ce pays-là. Ce n'est qu'un fouillis de montagnes de pics et de glaciers que jamais Anglais n'a franchis. Les habitants sont de parfaites brutes, et, en admettant que vous arriviez à eux, il n'y aurait rien à faire.

— J'aime mieux ça, dit Carnehan. Si vous nous trouviez encore plus fous, ça nous ferait encore plus de plaisir. Nou~ sommes venus à vous pour nous renseigner sur ce pays, poui lire des livres qui en parlent et consulter vos cartes. Nous avons envie de nous faire traiter de fous et de voir vos livres.

Il se tourna vers la bibliothèque.

— Parlez-vous sérieusement, pour de bon ? dis-je. — Un peu, dit Dravot, avec onction. Nous voulons votre plus grande carte, même s'il y a un blanc à la place du Kafi- ristan, et tous les livres que vous pouvez avoir. On sait lire, quoiqu'on n'ait pas reçu beaucoup d'éducation.

Je dépliai la grande carte de l'Inde à l'échelle de trente- deux milles au pouce, deux cartes de frontière plus petites, descendis péniblement le tome INF-KAN de l'Encyclo-

pœdia britannica, et mes hommes se mirent à les consulter.

— Attention, dit Dravot, un doigt sur la carte. Jusqu'à jagdallak, Peachey et moi nous connaissons la route. Nous sommes allés là avec l'armée de Roberts. A Jagdallak il faudra prendre à droite à travers le territoire de Laghmann. Puis nous entrons dans les montagnes. Quatorze mille, quinze mille pieds, il fera frais là-haut. Mais ça ne paraît pas très loin sur la carte.

Je lui passai les Sources de l'Oxus, par Wood. Carnehan était plongé dans l'Encyclopsedia.

— Ils sont un tas, dit Dravot d'un air méditatif, et ça ne nous avancera guère de savoir les noms de leurs tribus. Plus il y aura de tribus et plus de batailles, tant mieux pour nous. De Jagdallak à Ashang. H'mm !

— Mais tous les renseignements sur la région sont aussi superficiels et aussi vagues que possible, protestai-je. Voici la collection de Uniled Services Inslilute. Lisez ce que dit Bellen.

— Zut pour Bellen ! dit Carnehan. Dan, c'est un sacré tas de païens, mais ce livre-ci dit qu'ils sont apparentés à nous autres Anglais.

Je continuai à fumer, tandis que les deux hommes s'ensevelissaient dans Raverly, Wood, les cartes et VEncyclopsedia.

— Ce n'est pas la peine de nous attendre, dit Dravot poliment. — Il est quatre heures à peu près, maintenant. Nous partirons avant six heures si vous voulez dormir et nous ne volerons pas de papiers. Ne veillez pas pour nous. Nous sommes deux toqués pas dangereux, et si vous passez par le Serai demain soir, nous vous dirons adieu.

— Certainement vous êtes fous tous les deux, répondis-je.

On vous fera rebrousser à la frontière ou on vous coupera le cou à l'instant où vous mettrez le pied en Afghanistan. Avez- vous besoin d'argent ou d'une recommandation pour les provinces du Sud ? Je peux vous mettre à même de trouver de l'ouvrage la semaine prochaine.

— La semaine prochaine nous travaillerons nous-mêmes et d'attaque, merci bien, dit Dravot. Ce n'est pas si facile d'être roi que ça en a l'air. Quand nous aurons notre royaume et que tout fonctionnera, nous vous le ferons dire et vous viendrez nous aider à le gouverner.

— C'est-il deux toqués qui feraient un contrat comme ceci, dit Carnehan avec une nuance de discret orgueil, en me montrant une demi-feuille de papier à lettre graisseux, où on lisait ce qui suit. J'en pris copie sur-le-champ, à titre de curiosité:

Le présent contrat ayant force entre toi et moi prenant à lémoin le nom de Dieu. Amen, elc., etc.

(Un). Que moi el loi déciderons celle affaire ensemble, à savoir d'êlre rois de Kafirislan.

(Deux). Que loi el moi ne devrons poinl, pendanl que nous déciderons celle affaire, regarder aucune boisson, ni aucune femme noire, blanche ou brune, de manière à ne pas nous embrouiller à cause de l'une ou de l'aulre ni que mal s'ensuive.

(Trois). Que nous devrons nous conduire avec prudence el dignilé el que si l'un se trouve dans l'embarras l'aulre resle avec lui.

Signé par loi el moi ce jour.

Peachey Taliaferro Carnehan,

Daniel Dravol,

Genllemen lous deux sans profession.

— Il n'y avait pas nécessité pour le dernier article, dit Carnehan, en rougissant avec modestie ; mais ça vous a l'œil plus correct. Vous savez ce que c'est que des loupeurs — c'est ce que nous sommes encore, Dan, avant d'être sortis de l'Inde — eh bien ! croyez-vous que nous aurions signé un contrat comme cela si nous n'avions pas pris la chose au sérieux ? Nous nous sommes privés des deux choses qui valent la peine de vivre.

— Vous aurez vite fait votre deuil de vivre si vous persistez à tenter cette aventure idiote. Ne mettez pas le feu au bureau, dis-je, et partez avant neuf heures.

Je les quittai, toujours absorbés dans la lecture des cartes et qui prenaient des notes au dos du « Contrat ».

— Manquez pas de venir au Serai demain, firent-ils, comme je partais.

Le Serai de Kumharsen est le grand égout humain, à quatre murs en carré, où viennent prendre ou laisser leurs charges les files de chameaux et de chevaux qui arrivent du Nord. On y trouve toutes les nationalités de l'Asie centrale et la plupart des gens de l'Inde propre. Balkh et Bokhara rencontrent là Bengale et Bombay, et tâchent réciproquement de s'y tirer les canines. On peut y acheter des poneys, des turquoises, des chats persans, des moutons à queue charnue ou du musc, dans ce Serai de Kumharsen ; on y attrape même plus d'une chose bizarre gratis.

Dans l'après-midi, je descendis de ce côté afin de constater si mes amis tiendraient parole ou si je les trouverais vautrés et ivres morts.

Un mullah vêtu de bouts de rubans et de loques s'avança vers moi d'un pas délibéré. Il agitait gravement un moulinet

d'enfant en papier. Son serviteur, derrière lui, pliait sous le poids d'une hotte remplie de jouets de terre. L'un et l'autre s'occupaient de charger deux chameaux, et les hôtes du Serai les regardaient faire en se tordant de rire.

— Le mallcih est fou, me dit un marchand de chevaux. Il va à Kaboul vendre des jouets à l'Amir. Il se fera élever aux honneurs ou couper la tête. Il est arrivé ici ce matin et, depuis lors, n'a pas cessé d'agir comme un fou.

— Les simples sont sous la protection de Dieu, bégaya en mauvais hindi un Uzbeg aux joues plates. Ils prédisent les choses de l'avenir.

— Il aurait bien dû me prédire que ma kafila se ferait hacher par les Shinwaris, à toucher l'ombre de la Passe, grogna un homme de jusufzai, agent d'une maison de commerce du Rajpoutana, dont les marchandises étaient tombées, par grande félonie, entre les mains d'autres voleurs, à courte distance de la frontière, et que ses infortunes rendaient le plastron du bazar. Ohé, mullah, d'où viens-tu et où vas-tu maintenant ?

— De Roum (i) suis-je venu, cria le mullah en agitant son moulin en papier, de Roum, poussé par le souffle de cent mille diables, depuis l'autre côté de la mer ! Oh ! voleurs, brigands, menteurs, la bénédiction de Pir Khan sur les porcs, les chiens et les parjures. Qui veut emmener "le protégé de Dieu vers le Nord afin de vendre à l'Amir des charmes qui ne vieillissent point ? Leurs chameaux ne souffriront pas, leurs fils ne tomberont pas malades, leurs femmes demeureront fidèles pendant leur absence à ceux qui me donneront place

(1) Constantinople.

dans leur kafila. Qui m'aidera à chausser le roi des Roos (i) d'une pantoufle à talon d'argent ? La protection de Pir Khan repose sur ses labeurs !

Il rejeta en arrière les pans de son caban et pirouetta parmi les rangs de chevaux entravés.

— Il part une kafila de Peshawer pour Kaboul dans vingt jours, Huzrul, dit le marchand de Jusufzaû Mes chameaux l'accompagnent. Viens donc avec nous et nous porte bonheur.

— Je partirai tout de suite, cria le mullah, je partirai sur mes chameaux ailés et serai à Peshawer en un jour ! Ho 1 Hazar Mir Khan, hurla-t-il à son domestique, fais sortir les chameaux, mais que je monte sur le mien d'abord.

II sauta sur le dos de la bête agenouillée et s'écria en se tournant vers moi :

— Viens aussi, Sahib, suis-nous un peu sur la route, et je te donnerai un charme — une amulette, qui te fera roi de Kafiristan.

A ce moment la lumière se fit dans mon esprit. Je suivis les deux chameaux à la sortie du Serai jusqu'à la grand'route où le mullah fit halte.

— Qu'en pensez-vous ? dit-il en anglais. Carnehan ne sait pas leur patois, c'est pourquoi j'en ai fait mon domestique. C'est un domestique à la hauteur. Je n'ai pas battu le pays pendant quatorze ans pour rien. C'était bien fait, hein, ce bout de causette tout à l'heure ? Nous nous collerons à - une kafila, entre Peshawer et Jagdallak, et de là nous verrons à échanger nos chameaux pour des bourricots et à faire notre brèche en Kafiristan. Des petits moulins pour l'Amir... Ah !

(1) Les Russes.

vingt dieux ! Passez votre main sous les sacs et dites-moi ce que vous sentez.

Je tâtai la crosse d'un Martini, d'un autre, puis d'un autre encore.

-— Il y en a vingt, dit Dravot avec placidité. Vingt et des munitions en conséquence sous les petits moulins et les poupées en terre.

— Le ciel vous aide, si on vous découvre avec ces joujoux-là ! dis-je. Un Martini, chez les Pathans, cela vaut son pesant d'argent.

— Quinze cents roupies de capital — tout ce qu'on a pu mendier, taper ou voler — placées là sur ces deux chameaux. dit Dravot. Nous ne nous ferons pas pincer. Nous passons le Khyber avec une vraie kafila. Qui toucherait un pauvre fou de mullah ?

— Avez-vous tout ce qu'il faut ? demandai-je, vaincu par la surprise.

— Pas encore, mais ça viendra bientôt. Donnez-nous un souvenir de votre obligeance, frère. Vous m'avez rendu service hier et l'autre fois aussi à Marwar. La moitié de mon royaume sera pour vous, comme dit la chanson.

Je détachai une petite boussole-fétiche de ma chaîne de montre et la tendis au mullah.

— Adieu, dit Dravot en me tendant la main avec circonspection. C'est notre dernière poignée de main à un Anglais pour bien des jours. Serre-lui la .main, Carnehan ! cria-t-il, comme le second chameau me dépassait.

Carnehan se pencha et me serra la main. Puis les chameaux s'effacèrent dans la poussière de la route et je restai tout seul, à m'émerveiller. Mon œil n'aurait pu discerner le

moindre accroc dans les déguisements. La scène du Serai attestait leur perfection pour le jugement indigène. Une chance donc se présentait pour Carnehan et Dravot de cheminer à travers l'Afghanistan sans se trahir. Mais au delà ils trouveraient la mort, une mort affreuse et sûre.

Dix jours plus tard, un indigène de mes amis, qui me mandait les nouvelles les plus récentes de Peshawer, terminait sa lettre en ces termes : « On a beaucoup ri par ici à cause d'un certain mullah qui est fou et s'en va, assure-t-il, vendre des colifichets et des babioles, qu'il appelle des charmes puissants, à S. M. l'amir de Bokhara. Il a traversé Peshawer et s'est joint à la seconde kafila d'été qui va à Kaboul. Les marchands sont contents, ils s'imaginent, par superstition, que des fous de la sorte portent bonne chance. »

Les deux avaient donc passé la frontière. J'aurais prié pour eux, mais, cette nuit-là, un vrai roi mourut en Europe, qui réclama un article nécrologique.

.....................................................

La roue du temps ramène toujours à nouveau les mêmes phases. L'été passa, l'hiver après lui, pour revenir et repasser encore. Le journal quotidien continuait, moi de même, et, dans le courant du troisième été, advinrent une nuit chaude, une édition tardive et une attente énervée à propos de quelque chose qu'on devait télégraphier de l'autre côté du monde, le tout exactement comme il était arrivé auparavant. Quelques grands hommes étaient morts au cours des deux années qui venaient de s'écouler, les écrous des machines jouaient avec plus de bruit, et quelques arbres, dans le jardin, avaient deux pieds de plus. C'était toute la différence.

Je passai dans l'atelier ; la même scène se reproduisit que j'ai déjà décrite. La tension nerveuse se faisait sentir plus intense que deux ans auparavant, la chaleur me pesait davantage. A trois heures, je commandai : « Imprimez ! » et je m'en allais quand se traîna vers ma chaise ce qu'il restait d'un homme. Il était courbé en cercle, la tête sombrée dans les épaules, et il passait ses pieds l'un par dessus l'autre, comme un ours. Je distinguais à peine s'il marchait ou s'il rampait — ce stropiat loqueteux et geignant qui m'appelait par mon nom, en pleurant qu'il était de retour.

— Pouvez-vous me donner à boire ? pleurnichait-il.

Pour l'amour de Dieu, donnez-moi à boire !

Je retournai au bureau, précédant l'homme et ses gémissements de douleur. Je levai la lampe.

— Vous ne me reconnaissez pas ? souffla-t-il en se laissant tomber sur une chaise, et il tourna son visage ravagé surmonté d'une toison grise vers la lumière.

Je le fixai avec persistance. Une fois auparavant j'avais vu ces sourcils qui se joignaient à la racine du nez en bande noire d'un pouce de largeur, mais du diable si j'aurais pu dire où.

— Je ne vous connais pas, dis-je en lui passant le whiskey.

Que puis-je faire pour vous ?

Il avala une gorgée d'alcool pur et frissonna malgré l'étouffante chaleur.

— Je suis revenu, répétait-il, et j'ai été roi de Kafiristan, moi et Dravot, rois couronnés tous deux ! C'est dans ce bureau que nous avions tout décidé. Vous étiez assis là, vous nous avez donné des livres. Je suis Peachey — Peachey Ta- liaferro Carnehan, et vous êtes resté ici tout le temps depuis... Bon Dieu !

J'étais plus que médiocrement surpris et m'exprimai en conséquence.

— C'est vrai, dit Carnehan avec un ricanement sec, tout en berçant ses pieds empaquetés de chiffons. Vrai comme l'Évangile. Nous étions rois — avec des couronnes sur la tête — moi et Dravot, pauvre Dan ! Oh ! pauvre Dan qui ne voulait jamais écouter, même les prières !

— Prenez du whiskey, dis-je, et prenez votre temps. Dites- moi tout ce que vous pouvez vous rappeler depuis le commencement jusqu'à la fin. Vous avez passé la frontière sur vos chameaux, Dravot habillé en mullah fou et vous comme son domestique. Vous rappelez-v DUS cela ?

— Je ne suis pas fou — pas encore, mais ça m'arrivera bientôt. Bien sûr que je me souviens. Continuez à me regarder, sans quoi j'ai peur que mes mots s'en aillent par morceaux, continuez à me regarder dans les yeux et ne dites pas un mot.

Je me penchai en avant et le fixai en plein visage aussi ferme que je pus. Il laissa tomber sa main sur la table et je la saisis par le poignet. Elle était tordue comme une serre d'oiseau, et, sur le dos, on voyait une cicatrice aux contours déchiquetés, toute rouge et en forme d'as de carreau.

— Non, ne regardez pas là. Regardez-moi, dit Carnehan. Ça, c'est après, mais pour l'amour de Dieu ne me troublez pas. Nous sommes partis avec cette carava ne, moi et Dravot, faisant toutes sortes de farces pqur amuser les gens que nous accompagnions. Dravot nous faisait r re, les soirs, à l'heure où tout le monde cuisait son dîner — cuisait son dîner, et... qu'est-ce qu'ils faisaient donc après ? Ils allumaient des petits feux et les étincelles volaient dans la barbe de Dravot,

et on riait tous, à se faire mourir. Des petits charbons rouges, ça faisait, qui volaient dans le, grosse barbe rouge de Dravot — si drôles !...

Ses yeux quittèrent les miens. Il sour ait d'un air simple — Vous êtes allés jusqu'à Jagdallak avec cette caravane ? dis-je à tout hasard, après avoir allumé ces feux ? A Jagdallak vous a-t-on détournés de pénétrer en Kafiristan ?

— Non, ni l'un ni l'autre. Qu'est-ce que vous racontez ? Nous avons bifurqué avant Jagdallak, en entendant dire que les routes étaient bonnes. Pas assez bonnes pour nos deux chameaux — le mien et celui de Dravot. En quittant la caravane, Dravot ôta tous ses habits et les miens aussi, et dit qu'il fallait faire les païens parce que les Kafirs ne permettent pas aux mahométans de leur adresser la parole. Alors on se déguisa, moitié l'un moitié l'autre, et une tète comme celle de Daniel Dravot, jamais je n'en ai vu de pareille ni n'en reverrai ja nais. Il brûla sa barbe à moitié, se pendit une peau de mouton sur l'épaule et se rasa la tête en petits dessins. Il me rasa la mienne aussi et me fit mettre des frusques de chienlit pour me donner l'air d'un païen. Tout ça se passait dans un pays excessivement montagneux, et nos chameaux ne pouvaient plus avancer à cause des montagnes. C'est des montagnes très hautes et toutes noires, et, au retour, je les voyais se battre, comme des chèvres sauvages — il y a des tas de chèvres en Kafiristan. Et ces montagnes, elles ne se tiennent jamais tranquilles, tout comme des chèvres. Toujours à se battre et à vous empêcher de dormir la nuit...

— Prenez d'autre whiskey, dis-je très lentement. Qu'a- vez-vous fait, Daniel Dravot et vous, lor3qu î les chameaux

ne purent plus avancer à cause des mauvaises routes qui menaient en Kafiristan ?

— Ce que nous avons fait ? Qui ça ? Il y avait un individu nommé Peachey Taliaferro Carnehan, avec Dravot. Faut-il vous parler de lui ? Il est mort là-bas, dans la neige. Vlan ! du haut du pont tomba ce vieux Peachey, et il tournait et se tortillait en l'air comme un moulin à un penny pour vendre à l'amir. Non, ça coûtait un penny et demi les trois, ces moulins, ou je me trompe et j'ai bien du chagrin. Et alors les chameaux plus bons à rien, et Peachey dit à Dravot : « Pour l'amour de Dieu, tirons-nous d'ici avant qu'on nous coupe la tête ! » Et là-dessus ils tuèrent les chameaux dans la montagne, car ils n'avaient rien que je sache à manger, mais d'abord ils enlevèrent les caisses de fusils et de cartouches. Puis voilà deux hommes qui s'amènent, conduisant quatre mules. Dravot saute debout et se met à danser devant eux en chantant : « Vends-moi tes quatre mules. » Le premier homme dit : « Si tu es assez riche pour payer, tu es assez riche pour voler ! » mais, avant qu'il porte seulement la main à son couteau, Dravot lui casse le cou en travers de son genou, et l'autre se sauve. De sorte que Carnehan charge les mules avec les fusils qu'on avait descendus des chameaux, et tous deux nous piquons de l'avant dans ces pays du froid de chien, où il n'y a jamais de route plus large que le dos de la main.

Il s'arrêta un moment, tandis que je lui demandais s'il se rappelait la nature du pays par lequel il avait cheminé.

— Je vous dis tout, aussi droit que je peux, mais la tête n'est pas aussi bonne que tout ça. Ils ont enfoncé des clous dedans pour que j'entende mieux comment Dravot mourut.

Le pays était montagneux, les mules rétives et les habitants dispersés et solitaires. On allait montant, descendant, et l'autre individu, Carnehan, suppliait Dravot de ne pas chanter ni siffler si fort, crainte de détacher les terribles avalanches. Mais Dravot disait que si un roi ne pouvait pas chanter, ça ne valait pas la peine d'être roi, et ne fit attention à rien pendant dix jours de glace. Nous arrivâmes à une grande vallée unie, au milieu des montagnes, et les mules étaient à moitié mortes et on les tua, n'ayant rien que je sache à leur donner, ni à manger nous-mêmes. Puis nous nous assîmes sur les caisses et nous jouions à pair et impair avec les cartouches qui avaient roulé à terre.

Tout à coup, dix hommes, avec des arcs et des flèches, descendent la vallée en courant et en faisant la chasse à vingt hommes, armés de même, et le potin était énorme. Ils étaient blonds, plus blonds que vous et moi — les cheveux jaunes, et très bien bâtis. Dravot dit en déballant les fusils : « Voilà le commencement de la besogne. Nous prenons parti pour les dix. » Là-dessus il tire deux coups sur les vingt hommes et en dégringole .un à deux cents mètres du haut du rocher où il se tenait. Les autres commencèrent à détaler, mais Carnehan et Dravot s'assoient sur les caisses et se mettent à les poivrer, à toutes distances, du haut en bas de la vallée. Après, nous nous dirigeons vers les dix hommes qui avaient traversé aussi la neige en courant et ils nous décochent une coquine de petite flèche. Dravot tire en l'air et ils tombent tous à plat ventre. Alors il marche dessus en leur donnant du talon de botte, et, après, les relève et distribue des poignées de main à la ronde pour s'en faire des amis. Il les appelle et leur donne les caisses à porter avec des grands gestes, tout

comme s'il était roi déjà. Ils le mènent avec ses caisses de l'autre côté de la vallée, en haut d'une colline avec un bois de pins au sommet, où il y avait une demi-douzaine de grandes idoles de pierre. Dravot marche à la plus grande — un gars qu'ils appellent Imbra -— pose un fusil et une cartouche à ses pieds, lui frotte le nez respectueusement contre le sien, lui passe la main sur la tête et lui fait des salamalecs. Il se - retourne vers les hommes, secoue la tête et dit : « Ça va bien. J'en suis aussi, et tous ces vieux casse-noisettes sont mes copains. » Alors il ouvre la bouche en montrant son gosier du doigt, et quand le premier homme lui apporte à manger,

il dit : « Non, » et quand le deuxième homme lui apporte à manger, il dit : « Non ; » mais quand un des vieux prêtres et le chef du village lui apportent à manger, il dit : « Oui, » très fier, et mange sans se presser. Voilà comme nous sommes arrivés à notre premier village, sans difficultés, tout comme si nous tombions du ciel. Oui, mais nous sommes tombés d'un de ces damnés ponts de cordes et on ne peut pas s'attendre à voir un homme vivre beaucoup après ça.

— Prenez d'autre whiskey et continuez, dis-je. Ça, c'était votre premier village. Comment êtes-vous devenu roi ?

— Moi ? Je n'ai pas été roi. C'est Dravot qui était roi, et ça faisait un beau gars, couronne d'or en tête et le reste. Lui et l'autre individu demeurèrent dans ce village, et, tous les matins, Dravot s'asseyait à côté du vieil Imbra, tandis que les gens venaient lui faire poojah (i). C'était l'ordre de Dravot. Puis une troupe d'hommes entrent dans la vallée, et Carnehan avec Dravot les descendent à coups de fusil avant

(1) Hommage.

qu'ils sachent où ils en sont, montent sur l'autre versant et trouvent un autre village, pareil au premier, où tout le monde se jette à plat ventre, et Dravot dit : « Voyons, qu'est-ce qui ne va pas entre nos deux villages ? » Les gens alors lui montrent une femme, une femme blanche, comme vous et moi, qu'on avait enlevée, et Dravot la ramène au premier village et compte les morts — huit qu'il y en avait. Pour chaque mort, Dravot verse un peu de lait par terre, remue le bras comme un moulinet et : « C'est très bien ! » qu'il dit. Ensuite, lui et Carnehan prennent le grand chef de chaque village, chacun sous le bras, descendent avec dans la vallée et leur montrent à tirer une ligne avec un fer de lance tout le long de la vallée, en leur donnant à chacun une motte d'herbe prise des deux côtés de la ligne. Alors tous les gens descendent, gueulant comme le diable et son train, et Dravot dit : « Allez bêcher la terre, croître et multiplier, » ce qu'ils firent, quoiqu'ils ne comprenaient pas. Alors nous demandons les noms des choses dans leur baragouin : l'eau, le pain, le feu, les idoles et le reste, et Dravot amène le prêtre de chaque village devant l'idole et lui dit de rester là pour juger les gens, et que si ça ne marchait pas on lui ficherait un coup de fusil.

La semaine après, ils étaient tous à retourner la terre dans la vallée, tranquilles comme des abeilles et plus jolis à voir ; les prêtres écoutaient les réclamations et rapportaient à Dravot, par gestes, de quoi -il s'agissait. « Voilà que ça commence, dit Dravot, ils nous prennent pour des dieux ! » Lui et Carnehan choisissent vingt gaillards solides et leur apprennent à charger un fusil, à doubler par le flanc, à marcher alignés. Ça leur faisait plaisir et ils en voyaient vite la farce.

Puis il prend sa pipe et sa blague, laisse un homme dans un village, un homme dans l'autre, et nous partons, histoire de voir ce qu'il y avait à faire dans la prochaine vallée. C'était tout rocher par là, avec un petit village. Carnehan dit : « Envoyons-les planter dans l'autre vallée ! » Il les y emmène comme il dit et leur donne de la terre qui n'appartenait à personne avant. Ils n'étaient pas riches et on leur fit cadeau d'un chevreau avant de les faire entrer dans le nouveau royaume. C'était pour frapper les autres. Ils s'installèrent tous tranquillement et Carnehan retourna trouver Dravot qui avait poussé dans une autre vallée : rien que de la neige, de la glace et des montagnes énormes. Il n'y avait personne par là et l'armée se prend de peur, de sorte que Dravot en tue un et continue de l'avant jusqu'à ce qu'il trouve quelques habitants dans un village, auxquels l'armée fit comprendre que, s'ils ne veulent pas être massacrés, ils feront mieux de ne pas tirer leurs petits fusils à pierre, car ils avaient des fusils à pierre. On se met bien avec le prêtre, et je reste là tout seul, avec deux de Farmée, à apprendre l'exercice aux hommes ; et alors arrive un grand chef du tonnerre de Dieu, à travers la neige, avec des tambours et des cornes qui faisaient du train, rapport qu'il avait entendu parler d'un nouveau dieu qui se baladait par là. Carnehan vise dans le tas à un demi- mille à travers la neige et en dégringole un. Alors il envoie dire au chef que, s'il ne veut pas se faire tuer, il faut qu'il vienne me donner une poignée de main et laisse les armes derrière. Le chef arrive le premier, tout seul. Carnehan lui serre la main et fait le moulinet avec ses bras, comme Dravot, et le chef n'était pas à moitié étonné et me tâtait les sourcils. Puis Carnehan marche tout seul au chef et lui demande par

signés s'il a un ennemi qu'il hait. « J'en ai un, » dit le chef. En entendant ça, Carnehan lui rafle le dessus du panier de ses hommes et leur fait montrer la manœuvre par les deux de l'armée, et, au bout de deux semaines, les hommes se débrouillent à peu près comme des volunieers. Alors il marche avec le chef vers un grand coquin de plateau sur le haut d'une montagne, et les hommes du chef donnent l'assaut à un village et le prennent avec l'aide de nos trois martinis qui tapaient dans le tas. Ça fait que nous primes ce village-là aussi, et je donne au chef un morceau de drap de ma veste en disant : « Occupe jusqu'à mon retour !» à la mode biblique. Histoire de l'y faire penser, lorsque l'armée et moi nous étions éloignés de mille huit cents mètres, je plante une balle dans la neige à deux pas de lui et tous les gens tombent à plat ventre. Puis j'envoyai une lettre à Dravot. Du diable si je savais où le prendre, sur terre ou sur mer...

Au risque de rompre le fil des idées de la loque humaine que j'avais devant moi, j'interrogeai :

— Comment pouvait-on écrire une lettre là-haut, si loin ? — La lettre ?... Oh ! la lettre ! Continuez à me regarder entre les yeux, s'il vous plaît. C'était une lettre en nœuds de ficelle. Un mendiant aveugle nous avait montré le truc autrefois en Pendjab.

Je me souvins qu'une fois était venu au bureau un aveugle porteur d'une baguette noueuse et d'une ficelle qu'il enroulait à la baguette, selon quelque chiffre de son invention. Après un laps de plusieurs heures ou de plusieurs journées, il pouvait répéter la phrase ainsi entortillée. Il avait réduit l'alphabet à onze sons élémentaires, et il essaya de m'en- seigner sa méthode, mais sans succès.

— J'envoyai la lettre à Dravot, dit Carnehan, pour lui dire de revenir, parce que ce royaume devenait trop grand pour que je le manie tout seul ; puis je m'en allai du côté de la première vallée, afin de voir comment les prêtres s'en tiraient. On appelait le village que nous venions de prendre, d'accord avec le chef, Bashkai, et le premier que nous avions pris, Er Heb. Les prêtres d'Er Heb se débrouillaient bien, mais ils avaient un tas de disputes à propos de terres à me soumettre, et des hommes d'un autre village avaient tiré des flèches sur le leur, la nuit. Je sortis à la recherche de ce village et lui envoyai cinq balles à 1.000 mètres. Ça faisait le compte de cartouches que je me souciais de brûler ; ensuite je me mis à attendre Dravot, absent depuis deux ou trois mois, et je fis tenir mon peuple tranquille.

Un matin, j'entends un raffût de tambours et de cornes, à croire que c'était le diable en personne, et Daniel Dravot descend la colline avec son armée, des centaines d'hommes qui marchaient derrière, et, ce qu'il y avait de plus épatant, une grande couronne d'or sur la tête.

— Vingt dieux 1 Carnehan, dit Daniel, ça devient une affaire énorme, voilà que nous tenons tout le pays à présent, au moins tout ce qui en vaut la peine. Je suis le fils d'Alexandre et de la reine Sémiramis ; toi, tu es mon frère cadet et dieu par-desssus le marché ! C'est la plus grosse ouvrage qu'on ait jamais faite. Il y a six semaines qu'on marche et qu'on en découd, l'armée et moi, et le moindre pçtit village, à cinquante lieues à la ronde, s'est rendu avec des réjouissances. Le mieux, c'est que j'ai la clef de toute la comédie, comme tu vas voir, et une couronne pour toi. J'en ai fait faire deux dans un endroit appelé Shu, où on trouve

l'or dans le roc comme le suif dans la viande. L'or, je l'ai vu ; on fait aussi sauter des turquoises du bout du pied dans la roche ; il y a des grenats plein le lit de la rivière, et voilà un bloc d'ambre qu'un homme m'a porté. Appelle tous les prêtres et, tiens, prends ta couronne.

Un des hommes ouvre un sac de crin noir et je me mets la couronne sur la tête. Elle était petite et trop lourde, mais je la portai pour l'honneur. En or martelé qu'elle était et elle pesait cinq livres — un vrai cerceau de baril.

— Peachey, dit Dravot, nous en avons assez de nous battre. C'est la Maçonnerie, le truc qui m'a si bien aidé — et il fait avancer le même chef que j'avais laissé à Bashkai — Billy Fish, comme nous l'avons nommé plus tard, parce qu'il ressemblait tant à Billy Fish qui conduisait la grande locomotive-réservoir à Mach, sur la Bolan, dans les temps.

— Donne-lui une poignée de main, dit Dravot. Je lui tends la main et pense tomber de surprise quand Billy Fish me donne l'attouchement maçonnique. Je ne dis rien, mais j'essaye l'attouchement des compagnons. Il répond bien et j'essaye l'attouchement des maîtres, mais, là, plus personne.

— C'est un compagnon, dis-je à Dan. Sait-il le mot ? — Il le sait, dit Dan, et tous les prêtres de même. C'est un miracle ! Les chefs et les prêtres savent manigancer une loge à peu près à notre manière, et ils ont gravé les insignes sur le roc, mais ils ne connaissent pas le troisième degré et ils viennent apprendre. C'est vrai, comme il y a un Dieu ! Il y a beau temps que je savais que les Afghans connaissaient . l'initiation des compagnons, mais ceci est un miracle. Me voici Dieu et grand-maître de l'Ordre et je vais ouvrir une

loge du tiers degré. Nous initierons les grands-prêtres et les chefs des villages.

— C'est contre toutes les lois de l'Ordre, que je dis, d'ou- -vrir une loge sans brevet de personne, et nous n'avons jamais tenu de grades dans une loge auparavant.

— C'est un maître coup de politique, au contraire, dit Dravot. Cela revient à mener le pays aussi facilement qu'un cabriolet à quatre roues à la descente d'une côte. Du reste, il n'y a pas de temps à perdre en discussions ou ils se mettront contre nous. J'ai quarante chefs sur mes talons ; initiés ils seront et promus de même d'après leurs mérites. Cantonne ces hommes dans les villages et occupe-toi d'organiser une loge tant bien que mal. Le temple d'Imbra fera l'affaire comme salle. Il faut que les femmes fabriquent des tabliers, montre-leur. Je tiens ma levée de chefs ce soir, et la loge demain.

Je n'en revenais pas, mais je n'étais pas si bête que de ne pas voir quel coup d'épaule cette aventure de Maçonnerie nous donnait. Je montrai aux familles des prêtres à confectionner des tabliers d'après les grades, mais, pour le tablier de Dravot, la bordure bleue et les insignes furent brodés en turquoises sur cuir blanc au lieu de drap. Nous plaçâmes une grosse pierre dans le temple pour servir de siège au Maître, et des pierres plus petites pour les officiers, je fis peindre le „ pavé noir de carrés blancs et me donnai du mal pour que tout fût correct au possible.

Pendant la levée que nous tînmes, ce soir-là, sur le flanc de la colline, parmi de grands feux, Dravot déclara que lui et moi étions dieux, fils d'Alexandre, passés grands-maîtres de l'Ordre et venus faire du Kafiristan un pays où chacun

devait manger en paix, boire en repos et surtout nous obéir. Alors les chefs avancent pour nous serrer la main, et à les voir si barbus, si blancs et si blonds, c'était à croire qu'on la serrait à de vieux copains. Nous les appelions d'après leurs ressemblances à des hommes qu'on avait connus dans l'Inde : Billy Fish, Holly Dilworth, Pikky Kergan — il était commissaire du Bazar du temps où j'habitais Mhow — et ainsi de suite.

Le plus épatant de tout, ce fut à la loge, la nuit suivante. Un des vieux prêtres ne nous quittait pas de l'œil et je ne me sentais pas à l'aise, sachant qu'il nous faudrait nous tirer des cérémonies à la blague et ne sachant pas ce que les autres en pouvaient savoir. Le vieux prêtre était un étranger venu d'au delà du village de Bashkai. Au moment où Dravot mit le tablier du Maître que les filles lui avaient brodé, le prêtre se mit à brailler et à hurler en essayant de retourner la pierre où Dravot était assis. « C'est tout fichu à présent, que je dis. Voilà ce que c'est de se mêler de Franc-Maçonnerie sans brevet. » Dravot ne sourcilla pas, même quand les dix prêtres empoignent et renversent le siège du Grand-Maître ; c'était, comme qui dirait, la pierre d'Imbra. Le prêtre se met à en frotter la base pour détacher la terre noire, et le voilà qui montre aux autres prêtres la marque du Maître, la même que sur le tablier de Dravot, gravée sur la pierre. Les prêtres du temple d'Imbra ne savaient même pas qu'elle était là. Le vieux tombe à plat aux pieds de Dravot et les baise.

— Veine, encore ! me crie Dravot d'un bout à l'autre de la loge, ils disent que c'est la marque perdue, dont personne ne savait le pourquoi. Nous sommes plus que saufs maintenant

D'accord, il laisse tomber la crosse de son fusil en guise de hallebarde et dit :

— En vertu de l'autorité à moi conférée par ma droite que voici et le secours de Peachey, je me déclare Grand-Maître de toute la Franc-Maçonnerie du Kafiristan en cette Loge Mère de la contrée, et, de pair avec Peachey, roi du Kafiristan !

Là-dessus il met sa couronne, je mets la mienne — je faisais fonction de vénérable — et nous ouvrons la loge en due forme.

C'était un miracle épatant. Les prêtres passent les deux premiers degrés presque sans rien dire, comme si la mémoire leur revenait. Après ça, Peachey et Dravot élevèrent d'un rang les plus dignes — grands-prêtres ou chefs de villages éloignés. Billy Fish fut le premier, et je vous prie de croire qu'il en tremblait de peur. Ça ne se passait pas du tout dans les formes ordinaires, mais cela servait notre idée. Nous n'en avons pas promu plus de dix parmi les gros bonnets, ce jour- là, parce que nous ne voulions pas rendre le degré commun. Et c'est à qui crierait pour se faire initier.

— Dans six mois, dit Dravot, nous tiendrons une autre assemblée et nous verrons comment vous travaillez.

Puis il les interroge sur leurs villages et apprend qu'ils passaient leur vie à se battre les uns avec les autres, et qu'ils en avaient plein le dos à la fin. Autrement, c'était avec les musulmans qu'ils se battaient.

— Ceux-là, vous pourrez vous battre avec s'ils entrent dans notre pays, dit Dravot. Désignez un homme sur dix par tribu comme garde de frontière et envoyez-en deux cents à la fois dans cette vallée pour se faire dresser. On ne fusillera ni nç saignera plus personne désormais si vous vous çom?

portez bien, et je sais que vous ne me tricherez pas, parce que vous êtes des blancs — des fils d'Alexandre — non pas de vils musulmans à peau noire. Vous êtes mon peuple à moi, dit-il, et il finit en anglais : — Dieu me damne si je ne fais pas une chouette nation-de vous, ou que je claque à la tâche !

Je ne peux pas vous dire tout ce que nous avons fait les six mois qui suivirent, parce que Dravot boutiquait un tas de choses dont je ne voyais pas la raison, et il apprit leur jargon comme jamais je ne pus l'apprendre. Ma besogne consistait à veiller aux labours, à visiter de temps en temps les autres villages avec l'armée pour voir ce qu'ils faisaient, et à leur montrer à jeter des ponts de corde sur les sacrés ravins qui hachent le pays. Dravot était très gentil pour moi, mais quand il marchait de long en large dans le bois de pins, tirant à deux poings cette barbe rouge sang qu'il avait, je savais bien qu'il pensait à des projets où je ne pouvais pas lui donner d'avis, et je me contentais d'attendre les ordres.

Mais Dravot ne me manquait jamais de respect devant le peuple. Ils avaient peur de moi et de l'armée, mais ils aimaient Dan. Il était lié d'amitié avec les prêtres et les chefs ; mais que le premier venu arrivât de l'autre côté de la montagne avec une réclamation à porter, Dravot l'écoutait jusqu'au bout, réunissait quatre prêtres et disait ce qu'il fallait faire. Il envoyait chercher Billy Fish à Bashkai, Pikky Ker- gan à Shu, et un vieux chef que nous appelions Kafuzelum — ça ressemblait assez à son vrai nom —, puis tenait conseil avec eux en cas de batailles entre petits villages. C'était son conseil de guerre, et les quatre prêtres de Bashkai, Shu, Khawak et Madora formaient son conseil privé. A eux tous ils m'envoyèrent avec quarante hommes et vingt fusils, plus

soixante porteurs de turquoises, dans le pays .de 'Ghorband, pour acheter des fusils Martini, fabriqués à la main, et qui sortent des arsenaux de l'amir à Kaboul, à un des régiments hératis de l'amir, des gens qui auraient vendu les dents de leurs mâchoires pour des turquoises.

Je restai un mois à Ghorband. Je laissai au gouverneur le dessus de mes paniers pour qu'il se taise, et graissai la patte au colonel du régiment. En fin de compte nous emportâmes plus de cent martinis faits à la main, cent bons jezails (i) de Kohat qui portent à six cents mètres, et quarante charges de mauvaises munitions pour les fusils. Je rentrai avec tout et en fis la distribution parmi les hommes que les chefs m'envoyaient à dresser. Dravot était trop affairé pour s'occuper de ces choses, mais l'ancienne armée que nous avions formée m'aida et je mis sur pied cinq cents hommes, bons manœuvriers, et deux cents capables de porter à peu près les armes. Jusqu'à ces pétoires fabriqués à la main et au tire-bouchon, qui leur semblaient des miracles ! Dravot parlait beaucoup de poudreries et d'arsenaux, tout en marchant de long en large dans le bois de pins, aux approches de l'hiver.

— Ce n'est pas une nation que je veux faire, disait-il, c'est un empire. Ces hommes-là ne sont pas des noirs, mais des Anglais ! Regarde leurs yeux, leurs bouches. Vois la manière dont ils se tiennent debout. Ils se servent de chaises dans leurs maisons. Ce sont les Tribus Perdues (2) ou quelque chose de la sorte, et ils sont devenus Anglais. Je ferai un recensement au printemps, si les prêtres ne prennent pas peur. Il doit y avoir deux bons millions d'habitants dans ces

(1) Fusils à pierre.

(2) D'Israël.

montagnes. Les villages sont pleins de petits enfants. Deux millions — deux cent cinquante mille combattants — et tous Anglais ! Ils n'ont besoin que de fusils et d'un peu d'exercice. Deux cent cinquante mille hommes, tout prêts à entamer le Russes de flanc le jour où ils s'en prendront à l'Inde ! Pea- chey, mon vieux, disait-il mâchant sa barbe à gros morceaux, nous serons empereurs — empereurs de la terre. Le rajah Brooke ne sera qu'un gosse à côté de nous. Je traiterai de pair avec le vice-roi. Je lui demanderai de m'envoyer douze Anglais de choix — douze que je connais ■— pour nous aider à gouverner un brin. Il y a Mackray, le sergent retraité à Segowli, — je lui dois plus d'un bon dîner et une paire de culottes à sa femme. Il y a Donkin, le geôlier de la prison à Tounghoo, des centaines d'autres sur qui je mettrais-la main tout de suite si j'étais dans l'Inde. Le vice-roi fera ça pour moi. J'enverrai quelqu'un au printemps chercher ces hommes, et je demanderai par écrit ma dispense à la grande Loge pour ce que j'ai fait comme Grand-Maître. Il me faut cela — cela et les sniders qu'on réformera quand on donnera le Martini aux troupes noires des Indes. Ils seront usés, mais ils feront l'affaire pour la guerre par ici. Douze Anglais, cent mille sniders passés à travers le pays de l'amir en petits convois — vingt mille par an ça me suffirait — et nous serions un empire ! Une fois tout dégrossi, je remettrai ma couronne — celle-là même que je porte aujourd'hui — je la remettrai, un genou en terre, à la reine Victoria, et elle dirait : « Levez-vous, sir Daniel Dravot."» Oh ! c'est énorme, je te dis. Mais il y a tout à faire partout — à Bashkai, Kha- wak, Shu et ailleurs...

— Quoi donc, répondis-je ? Il ne viendra plus d'hommes

se faire instruire cet automne. Regarde ces gros nuages noirs. Ils amènent la neige.

— Ce n'est pas ça, dit Daniel, en posant sa main très fort sur mon épaule, je ne voudrais pas dire un mot contre toi, car aucun homme en vie ne m'aurait suivi ni fait ce que je suis, aussi bien que toi. Tu es un général en chef de premier ordre, le peuple le sait, mais... c'est un grand pays, et, en définitive, tu ne peux pas m'aider, Peachey, de la manière qu'il faudrait.

— Va demander à tes sacrés prêtres, alors ! dis-je, et je regrettai tout de suite d'avoir dit cela, mais ça me blessait au vif d'entendre Daniel le prendre de si haut avec moi qui avais instruit tous les hommes et fait tout ce qu'il m'avait dit.

— Ne nous disputons pas, Peachey, dit Daniel sans jurer. Tu es roi aussi, la moitié de ce royaume est à toi ; mais ne vois-tu pas, Peachey, qu'il y faut à présent des gens plus forts que nous — trois ou quatre qu'on pourrait placer par-ci par- là dans le pays, en qualité de représentants ? C'est un diable de grand État, je ne sais pas toujours ce qu'il est à propos de faire, je n'ai pas le temps pour tout ce que je voudrais, voilà l'hiver qui s'amène et le reste...

Il se fourra dans la bouche la moitié de sa barbe et elle paraissait aussi rouge que l'or de sa couronne. Je dis :

-«—Je suis fâché, Daniel. J'ai fait ce que j'ai pu. J'ai instruit les hommes et montré aux gens à mettre en meules leur avoine ; j'ai aussi apporté ces camelotes de fusils du Ghorband, mais je vois où tu veux en venir. Les rois sont toujours embêtés par des idées comme ça.

— Il y a encore autre chose, dit Dravot en marchant de long en large. L'hiver arrive, le peuple ne nous donnera

guère de mal à présent, et même en ce cas nous ne pourrions pas bouger. Il me faut une femme.

— Pour l'amour de Dieu, laisse les femmes tranquilles ! que je dis. Nous avons tous les deux les mains combles de besogne, quoique pour ma part je ne sois qu'un imbécile. Rappelle-toi le contrat et ne t'empêtre pas de jupons.

— Le contrat n'avait force que jusqu'au moment où nous serions rois ; et, rois, nous avons régné voilà plusieurs mois passés, dit Dravot en soupesant sa couronne. Va-t'en chercher femme, toi aussi, Peachey, une jolie fille, découplée, bien en chair, qui te tienne chaud l'hiver. Elles sont plus jolies que les filles d'Angleterre, et nous pouvons choisir.

— Ne me tente pas, je lui dis. Je ne veux pas avoir affaire à une femme avant que nous soyons un sacré brin plus d'aplomb que pour le moment. J'ai travaillé comme deux et toi comme quatre... Reposons-nous un peu, tâchons de nous faire fournir de meilleur tabac en pays afghan et d'introduire quelque chose à boire ; mais pas de femmes.

— Qui parle de femmes ? dit Dravot. Il ne m'en faut qu'une — une reine qui engendre au roi un fils de roi. Une reine issue de la tribu la plus forte et qui en fasse tes frères de sang, qui dorme à ton flanc et te répète tout ce que le peuple pense autant de toi que de ses propres affaires. Voilà ce qu'il me faut.

— Te rappelles-tu cette Bengali que j'entretenais à Mogul- Serai quand j'étais ouvrier poseur ? Elle m'a rendu service, pour sûr. Elle m'a appris la langue et une ou deux autres choses ; mais qu'est-ce qui est arrivé ? Elle a fichu le camp avec le khidmalgar (i) du chef de gare et un demi-mois de

(1) Domestique.

ma paye. Puis, un beau jour, la voilà qui s'amène, en pleine station de Dadur, à la traîne derrière un métis, et a l'impudence de m'appeler son mari devant tous les mécaniciens, dans le hangar aux machines ! (

— Fini, tout ça, dit Dravot. Ces femmes d'ici sont plus blanches que toi et moi, et j'aurai une reine pour les mois d'hiver.

— Je te le demande pour la dernière fois, Dan, ne fais pas ça. Il n'en viendra que du mal. La Bible défend aux rois de perdre leur force avec les femmes, surtout quand ils ont à se tirer d'affaire avec un royaume tout neuf.

— Pour la dernière fois, je réponds : Ce sera comme je veux, dit Dravot, et il avait l'air d'un grand diable rouge, comme il s'en allait à travers les pins. Le soleil bas tapait de côté sur la couronne et la barbe et toutes deux flamboyaient comme des braises.

Ça n'était pas si facile de prendre femme que Dan le croyait. — Il exposa la chose au conseil et personne ne répondit jusqu'au moment où Billy Fish dit qu'il ferait bien de demander aux filles.

Dravot se mit à sacrer à la ronde.

— Qu'y a-t-il contre moi ? qu'il cria, debout près de l'idole Imbra. Suis-je un chien ou pas assez un homme pour vos donzelles ? N'ai-je point étendu l'ombre de ma main sur cette terre ? Qui a repoussé le dernier raid afghan ?

C'était moi, à la vérité, mais Daniel était trop en colère pour s'en souvenir.

— Qui a acheté vos fusils ? Réparé les ponts ? Qui est le grand maître du signé gravé sur la pierre ?

Et il cogna du poing sur le bloc où il siégeait d'ordinaire —

en loge comme au conseil — les deux se tenaient de même manière toujours. Billy Fish ne dit rien, les autres non plus.

— Ne t'emballe pas, Dan, que je dis, et demande aux filles. C'est comme cela qu'on fait chez nous, et ces gars-là sont tout à fait anglais.

— Le mariage du roi est affaire d'État, dit Dan.

Dans sa colère blanche il se rendait compte, il faut croire, qu'il allait contre son intérêt mieux entendu. Il sortit à grands pas de la salle du conseil, et les auttes restaient immobiles, les yeux fichés à terre.

— Billy Fish, dis-je au chef de Bashkai, quelle difficulté se présente donc ici ? Réponds franchement comme à un franc ami.

— Vous le savez, dit Billy Fish. Que vous apprendrait un homme à vous qui savez tout ? Comment les filles des hommes s'uniraient-elles à des dieux ou à des diables ? Ce n'est pas convenable.

Je me rappelais quelque chose de la sorte dans la Bible ; mais du moment qu'ils nous prenaient encore pour des dieux depuis le temps qu'ils nous connaissaient, ce n'était pas à moi de les détromper.

— Un Dieu peut tout, dis-je. Si le roi aime une femme, il ne permettra point qu'elle meure.

— Il le faudra, dit Billy Fish. Il y a toutes sortes de dieux et de diables dans ces montagnes, et de temps en temps une fille en épouse un et on ne la revoit plus. En outre, vous connaissez tous deux la marque gravée sur la pierre. Les dieux seuls connaissent cela. Nous vous croyions hommes jusqu'à ce que vous ayez montré le signe du maître.

Toute cette nuit-là on entendit souffler dans des cornes et

une voix de femme qui pleurait à se faire mourir. Cela venait d'un petit temple noir à mi-chemin de la colline. Un des prêtres nous dit qu'on la préparait à devenir la femme du roi.

— Pas de ces blagues, dit Dan. Je ne veux pas me mêler de vos coutumes, mais c'est moi qui choisirai ma femme.

- Elle a peur un peu dit le prêtre. Elle croit qu'elle va mourir et on lui redonne du cœur là-bas dans le temple.

— Donnez-lui du cœur en douceur alors, dit Dravot, ou je vous en donnerai à coups de crosse de façon à vous ôter l'envie qu'on vous en donne jamais plus.

Il se passa la langue sur les lèvres et resta la moitié de la nuit à se promener de haut en bas, en pensant à la femme qu'il aurait au matin. Je ne me sentais guère à l'aise, car je - savais que des histoires de femmes en pays étranger, fût-on toi vingt fois, ça ne pouvait qu'être risqué. Je me levai de très bonne heure le lendemain, Dravot dormait encore, et je vis les prêtres qui chuchotaient entre eux, les chefs qui se parlaient bas aussi, et tous m'observaient du coin de l'œil.

— Qu'est-ce qui chauffe, Fish ? dis-je au chef de Bashkai.

Il était superbe à voir avec ses habits de fourrures.

— Je ne sais pas au juste, dit-il, mais si vous pouvez amener le roi à renoncer à toute cette histoire de mariage, vous nous rendrez un fier service à lui et à moi comme à vous.

— Ça, je le crois, dis-je. Mais pour sûr, Billy, tu sais aussi bien que moi, toi qui t'es battu contre et pour nous, que le roi et moi ne sommes rien de plus que deux des plus rudes hommes que le Seigneur ait jamais faits. Rien de plus, je t'assure.

— Possible, dit Billy Fish, et pourtant j'en serais fâché.

Il laissa tomber sa tête sur son grand manteau fourré pendant une minute, et réfléchit.

— Roi, dit-il, homme, dieu ou diable, compte sur moi dès ce jour. J'ai vingt hommes avec moi qui me suivront. Nous irons à Bashkai jusqu'au grain passé.

Il était tombé un peu de neige cette nuit et tout était blanc, sauf les gros nuages huileux qui se suivaient l'un après l'autre dans le vent du Nord. Dravot parut, couronne en tête, battant des bras et frappant des pieds, l'air plus content qu'un dieu.

— Pour la dernière fois, Dan, lâche ton idée, je lui dis tout bas. Voilà Billy Fish qui dit qu'il y aura du grabuge.

— Parmi mon peuple ? dit Dravot. Je voudrais voir. Pea- chey, tu es fou de ne pas prendre une femme aussi. Où est- elle ? dit-il d'une voix comme un âne qui brait. Rassemblement pour les chefs et prêtres, et que l'empereur voie si son épouse lui convient.

Il n'y avait besoin de rassembler personne. Ils étaient tous là, appuyés sur leurs fusils et leurs lances, autour de la clairière, au milieu du bois de pins. Une députation de prêtres descendit au petit temple chercher la jeune fille, et les cornes soufflaient à réveiller les morts. Billy Fish, sans en avoir l'air, se rapprocha de Daniel le plus possible, et derrière lui se tenaient ses vingt hommes avec leurs fusils à bassinet. Pas un moins haut que six pieds. J'étais à côté de Dravot avec, derrière moi, vingt hommes de l'armée régulière. Arrive la femme, un beau brin de fille, couverte d'argent et de turquoises, mais pâle comme la mort et qui, à chaque instant, se retournait vers les prêtres.

— Elle fera l'affaire, dit Dan, en la regardant de la tête

aux pieds. Qu'y a-t-il donc, fillette, pour avoir peur ? Viens m'embrasser.

Il lui passe le bras autour de la taille. Elle ferme les yeux, fait un petit cri, et voilà sa figure qui tombe, de côté, dans .la barbe rouge-feu de Dravot.

— La garce m'a mordu ! qu'il dit en portant la main à son cou, et pour sûr qu'il la retira rouge de sang. Billy Fish et deux de ses fusiliers empoignent Dan par les épaules et le tirent en arrière parmi les hommes de Bashkai, tandis que les prêtres hurlent dans leur baragouin : « Ni Dieu, ni diable — un homme ! » J'était abasourdi, un prêtre me porta un coin de pointe de face et, en arrière, l'armée se mit à faire feu sur les hommes de. Bashkai.

— Bon Dieu de bon Dieu ! dit Dan. Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Rentrons ! Allons-nous-en ! crie Billy Fish. Ruine et révolte, voilà ce que c'est. Gagnons Bashkai, si l'on peut.

J'essayai de donner des ordres à mes hommes — ceux de l'armée régulière — mais ça ne servait à rien, de sorte que je fis feu dans le tas avec un Martini de manufacture anglaise et j'en abattis trois gueux d'affilée. La vallée était pleine de créatures qui criaient, hurlaient, et chaque bouche gueulait : « Ni dieu, ni diable, rien qu'un homme ! » Les troupes de Bashkai tinrent bon pour Billy Fish comme elles purent, mais leurs fusils à bassinet ne valaient pas de beaucoup les autres, de Kaboul, à chargement par la culasse, et quatre hommes tombèrent. Dan beuglait comme un taureau, de rage, et Billy Fish en avait plein les bras à l'empêcher de foncer sur la foule.

— Il n'y a pas moyen de tenir, dit Billy Fish. Sauve

qui peut, par la vallée ! Tout le monde est contre nous !

Les hommes courent, et nous descendons la vallée malgré les protestations de Dravot. Il jurait horriblement, criant qu'il était roi. Les prêtres nous firent rouler de grosses pierres dessus, l'armée régulière tirait à force et il n'y eut pas plus de six hommes, sans compter Dan, Billy Fish et moi, qui arrivèrent vivants au bas de la vallée.

Puis on cessa le feu et les cornes se remirent à sonner dans le temple.

— Venez 1 Pour l'amour de Dieu, venez ! dit Billy Fish. Ils enverront des courriers à tous les villages avant même que nous atteignions Bashkai. Je réponds de vous là, mais je ne peux rien faire pour l'instant.

On ne m'ôtera pas de la tête que Dan commença à devenir fou dès ce moment-là. Il regardait en haut, en bas, les yeux écarquillés, comme un cochon empaillé. Puis il voulut retourner afin de tuer les prêtres de ses mains nues — il l'aurait fait.

— je suis un empereur, disait Daniel, et l'année prochaine je serai chevalier de la reine.

— Très bien, Dan, que je dis, mais viens-t'en pour lors pendant qu'il est temps.

— C'est ta faute, dit-il. Il fallait mieux surveiller ton armée. La révolte y couvait et tu n'en savais rien — sacré mécanicien, espèce de poseur de plaques, de tapeur de missionnaires de malheur !

Il s'assit sur un rocher et m'appela de tous les vilains noms qui lui passaient par la tête. J'avais le cœur trop gros pour que ça me fasse rien, pourtant c'était sa folie seule qui avait causé la débâcle.

— Je suis fâché, Dan, que je dis, mais on ne peut pas compter sur des natifs. C'est notre 57 à nous, cette affaire. Bah ! nous nous en tirerons peut-être encore, une fois rendus à Bashkai.

— Allons à Bashkai donc, di Dan, et par Dieu, quand je reviendrai ici, je nettoierai si bien la vallée qu'il n'y restera pas un pou dans un tapis !

Nous marchâmes tout le jour, et toute la nuit, Dan trépignant dans la neige, rongeant sa barbe et marmottant tout seul.

— Il n'y él: pas chance de s'en tirer, dit Billy Fish. Les prêtres auront envoyé des coureurs dans les villages dire que vous n'étiez que des hommes. Pourquoi n'avez-vous pas continué à faire les dieux jusqu'à ce que tout fût plus d'aplomb ? Je suis un homme mort.

Et il se jette de tout son long sur la neige et se met à prier ses dieux.

Le lendemain matin nous étions dans un sacré mauvais pays, tout en hauts et bas, rien de niveau, et rien à manger non plus. Les six hommes de Bashkai regardaient Billy Fish avec des yeux affamés, mais ils ne dirent pas un mot. A midi, nous arrivons en haut d'une montagne plate toute couverte de neige, et une fois grimpés sur le plateau, qu'est-ce que nous voyons ? Une armée rangée en bataille au beau milieu 1 — Les courriers sont allés vite, dit Billy avec un petit rire. On nous attend.

Trois ou quatre des ennemis commencèrent à tirer et une balle attrapa par hasard Daniel dans le mollet. Ça le remet de sang-froid. En regardant par-dessus la neige vers l'armée, il reconnaît les fusils que nous avions introduits dans le pays.

— Nous sommes foutus, qu'il dit. Ce sont des Anglais, ces gens — et c'est mes sacrées bêtises qui t'ont amené là. Retourne, Billy Fish, et emmène tes hommes. Tu as fait ce que tu as pu, sauve-toi maintenant. Carnehan, qu'il "dit, serre- moi la main et va-t'en avec Billy. Peut-être ils ne te tueront pas. J'irai au-devant d'eux tout seul. C'est moi qui ai tout fait. Moi, le roi.

— Tout seul ! que je dis. Va-t'en au diable, Dan. Nous sommes deux ici. Billy Fish, défile-toi, et nous irons ensemble nous autres, au-devant de ces gens-là.

— Je suis un chef, dit Billy Fish, tout tranquille. Je reste avec vous. Mes hommes peuvent partir.

Les gars de Bashkai ne se le firent pas dire deux fois et prirent la course. Dan et moi et Billy Fish nous marchâmes vers l'endroit où les tambours battaient et où cornaient les cornes. Il faisait froid — terriblement froid. J'ai encore ce froid-là dans la nuque à cette heure. Il y en a un. morceau, toujours, là.

Les coolies du punkah s'étaient endormis. Deux lampes à pétrole flamboyaient dans le bureau, la sueur ruisselait de mon visage et s'écrasait en grosses gouttes sur le buvard comme je me penchais en avant. Carnehan grelottait. J'eus peur que sa raison ne fléchît. Je m'épongeai le front, étreignis de nouveau ses mains pitoyables et mutilées, et dis :

— Qu'arriva-t-il après cela ?

Mes yeux détournés un instant, cela avait suffi pour rompre le courant lucide.

— S'il vous plaît ? gémit Carnehan. Ils les prirent sans faire de bruit. Pas un petit murmure sur toute l'étendue de

neige, rien, malgré que le roi culbutât le premier qui lui mit la main dessus, ni quoique le vieux Peachey fît feu de sa dernière cartouche dans le tas. Pas le moindre petit bruit, les cochons ! Ils se refermèrent sur nous, pas plus, mais serrés, et je vous prie de croire que leurs fourrures puaient. Il y avait un homme appelé Billy Fish — un bon ami à nous tous —et ils l'égorgèrent, monsieur, devant nous, comme un porc ; et le roi faisait voler du pied la neige rouge en disant : « Nous en avons eu pour notre argent au moins. A qui le tour ? » Mais Peachey, Peachey Taliaferro — je vous le dis, monsieur, entre nous, comme un ami, en confidence — il perdit la tête, monsieur. Non, le roi perdit la tête. Oui, tout le long d'un de ces rusés de ponts de corde. Ayez la bonté de me passer le coupe-papier, monsieur. Il versa, le pont, comme ça. On les fit marcher un mille sur la neige jusqu'au pont de corde en travers d'un ravin avec une rivière au fond. Vous en avez vu de pareils. On les piquait par derrière comme des bœufs.

— Damnées brutes, dit le roi, croyez-vous que je ne saurai pas mourir comme un gentleman ?

Il se tourna vers Peachey — Peachey qui pleurait comme un gosse :

— C'est moi qui t'ai conduit là, Peachey, qu'il dit. Arraché à ta bonne vie pour te faire tuer en Kafiristan où tu étais, il n'y a pas longtemps, général en chef des forces de l'empereur. Dis-moi que tu me pardonnes, Peachey ?

— Sûr que je te pardonne, et de tout cœur, Dan.

— Ta main, Peachey, dit-il. J'y vais maintenant.

Et le voilà qui s'avance, sans regarder à droite ni à gauche, et une fois arrivé en plein au milieu de ces sales cordes qui

dansent de vertige « Coupez, chiens ! » qu'il crie, et ils coupent, et mon vieux Dan tomba, en tournant sur lui-même, pendant vingt mille lieues, car il mit une demi-heure à tomber avant de toucher l'eau, et je voyais son corps aplati sur une pierre et la couronne d'or à côté.

Mais savez-vous ce qu'ils firent à Peachey entre deux troncs de pins ? Ils le crucifièrent, monsieur, comme ça se voit en regardant ses mains. Ils lui enfoncèrent des chevilles de bois dans les mains et dans les pieds, et il n'est pas mort. Il resta accroché là, et il hurlait. On le descendit le jour suivant et tout le monde dit que c'était un miracle qu'il ne fût pas mort. Ils le descendirent — pauvre vieux Peachey qui ne leur avait rien fait — qui ne leur avait...

Il se mit à se balancer en pleurant amèrement et s'essuyant les yeux du revers de ses mains scarifiées. Il gémit comme un enfant pendant quelque dix minutes.

— Ils furent assez cruels pour lui donner à manger dans le temple, parce qu'ils disaient qu'il était plus dieu que son vieux Daniel qui était homme. Puis ils le jetèrent dehors sur la neige et lui dirent de retourner dans son pays ; et Peachey retourna — il mit à peu près une année — en mendiant le long des routes. Il n'avait pas peur parce que Daniel Dravot marchait devant et disait : « Viens, Peachey, c'est de grandes choses que nous faisons. » Les montagnes dansaient la nuit et elles tâchaient de tomber sur la tête de Peachey, mais Dan levait la main et Peachey suivait tout le long et courbé en deux. Il ne lâchait jamais la main de Dan et il ne lâcha jamais la tête de Dan. Ils la lui donnèrent dans le temple, pour qu'il se rappelle de ne plus revenir, et quoique la couronne soit en or pur et que Peachey eût faim, jamais Peachey n'au-

rait voulu la vendre. Vous avez connu Dravot, monsieur ? Vous avez connu le très vénérable F.'. Dravot ! Regardez-le maintenant 1

Il fouilla dans l'épaisseur des loques qui entouraient sa taille tordue, retira un sac de crin noir brodé de fil d'argent, et en secoua sur la table la tête desséchée et flétrie de Daniel Dravot ! Le soleil matinal, car depuis longtemps les lampes avaient pâli, frappa la barbe rouge, les yeui aveugles dans les orbites creuses, de même que le lourd cercle d'or incrusté de turquoises brutes que Carnehan plaça tendrement sur les tempes blêmies.

— Vous contemplez maintenant l'empereur en son appareil ordinaire, comme il vivait — le roi du Kafiristan avec la couronne en tête. Pauvre vieux Daniel qui fut monarque une fois !

Je frémis, car défigurée par vingt blessures, je reconnaissais malgré tout la tête de l'homme que j'avais vu à la gare de. Marwar. Carnehan se leva pour partir. J'essayai de le retenir. Il n'était pas en état d'affronter la température extérieure.

— Laissez-moi emporter le whiskey et donnez-moi un peu d'argent, souffla-t-il. J'ai été roi autrefois. J'irai trouver le deputy-commissioner et demanderai une place à l'asile jusqu'à ce que j'aie retrouvé ma santé. Non, merci, je n'ai pas le temps d'attendre que vous me fassiez chercher un gharri (i). J'ai des affaires particulières urgentes, dans le Sud, à Marwar.

Il sortit péniblement du bureau et prit la direction des bureaux du deputy-commissioner. Ce jour-là, à midi, ayant

(1) Voiture de place.

occasion de descendre le Mail sous la chaleur aveuglante, j'aperçus un estropié qui se traînait dans la poussière au bord de la route blanche, son chapeau à la main, chevrotant douloureusement à la manière des chanteurs des rues en Europe. Il n'y avait personne en vue et l'homme était hors de portée d'oreille des maisons les plus proches. Il chantait du nez en tournant la tête de droite et de gauche :

The son of man goes forth to war, A golden crown to gain ;

His blood-red banner streams afar — Who follows in his train (1) ?

Je ne voulus pas en entendre plus long. J'embarquai le misérable dans ma voiture et le conduisis au missionnaire le plus proche, à fin de transport éventuel à l'asile. Il répéta l'hymne deux fois pendant le temps qu'il passa avec moi qu'il ne reconnaissait pas le moins du monde, et je le quittai qui le chantait encore au missionnaire.

Deux jours après je m'enquis de son état auprès du directeur de l'asile.

— On l'a reçu ici atteint d'insolation, dit le directeur. Il est mort hier matin de bonne heure. Est-ce vrai qu'il a passé une demi-heure tête nue au soleil, à midi ?

— Oui, dis-je, mais savez-vous si par hasard il n'avait rien sur lui quand il est mort ?

— Pas que je sache, dit le directeur.

L'affaire en est restée là.

(1) Le fils de l'homme part en guerre,

Il veut une couronne d'or ;

Son drapeau rouge flotte au loin. Qui le suivra vers son destin ?

LA PORTE DES CENT MILLE PEINES .

Ceci n'est pas un morceau dont le mérite me revienne. Mon ami, Gabral Misquitta, le métis, me le raconta d'un bout à l'autre, entre le coucher de la lune et l'aube, six semaines avant de mourir, et je le recueillis tel quel de sa bouche, à mesure qu'il répondait à mes questions.

Voici : —

« C'est entre l'impasse des Chaudronniers. et le quartier des marchands de tuyaux de houka, à cent mètres tout au plus, à vol d'oiseau, de la mosquée de Wazir Khan.

Je dirais cela à n'importe qui, mais je le défie de trouver la porte, si bien qu'il pense connaître la ville. Vous pourriez explorer éent fois l'impasse même où elle s'élève et n'en savoir pas plus long. Nous appelions l'impasse : l'impasse de la Fumée-Noire, mais il va sans dire que le nom indigène est tout à fait différent. Un âne chargé ne pourrait passer entre les murailles ; et il y a un endroit, juste avant d'atteindre la porte, où une façade de maison fait ventre et force les gens à marcher tout de côté.

Ce n'est pas une porte en somme, c'est une maison. Elle appartenait d'abord au vieux Fung-Tching il y a de cela cinq ans. Il était cordonnier à Calcutta. On dit qu'il avait assassiné

sa femme un jour qu'il était ivre. C'est pourquoi il renonça au rhum du bazar et se mit à la Fumée-Noire. Plus tard, il remonta vers le nord, vint ici et ouvrit la Porte qu'il installa sur le pied d'une maison où l'on pourrait fumer au calme et en paix.

Remarquez-le, c'était une fumerie pukka (i), respectable, non pas un chandoo khana, un de ces fours étouffants, comme on en trouve partout dans la ville. Non ; le vieux connaissait son affaire à fond et il était très propre pour un Chinois. C'était un petit bonhomme, pas beaucoup plus de cinq pieds de haut, borgne et qui avait perdu le doigt du milieu à chaque main. Et cependant l'homme le plus adroit à rouler des pilules que j'aie jamais vu. Avec ça, jamais l'air d'être touché non plus par la fumée, et ce qu'il en prenait pourtant jour et nuit, nuit et jour, c'était à faire peur. Je m'y suis mis depuis cinq ans, et je peux tenir tête pour cela à n'importe qui ; mais j'étais un enfant, sous ce rapport, auprès de Fung-Tching. Malgré cela, le vieux se montrait âpre au gain, très âpre ; et c'est une chose que je ne peux pas comprendre. J'ai entendu dire qu'il avait amassé pas mal avant de mourir, mais c'est son neveu qui a tout cela maintenant, et le vieux est retourné en Chine pour se faire enterrer.

Il tenait la grande chambre du haut, où ses meilleurs clients se réunissaient, aussi propre qu'une épingle neuve. Dans un coin il y avait le Bon Dieu de Fung-Tching — presque aussi laid que Fung-Tching lui-même — toujours avec des bâtonnets d'encens qui lui brûlaient sous le nez ; mais on ne les sentait plus quand les pipes marchaient. En

(1) De la bonne sorte.

face du Bon Dieu se trouvait le cercueil de Fung-Tching. Il avait dépensé pour ça une bonne partie de ses épargnes, et toutes les fois qu'une nouvelle personne venait à la Porte, on ne manquait jamais de le lui présenter. Il était laqué noir, avec des écritures rouge et or dessus, et j'ai entendu dire que Fung-Tching l'avait apporté d'aussi loin que de Chine même. Je ne sais pas si c'est vrai ou non, mais je sais que les soirs où j'arrivais le premier, j'étendais ma natte au pied. Voyez- vous, c'était un coin tranquille, et une sorte de brise, de temps à autre, arrivait de l'impasse à travers la fenêtre. En dehors des nattes, il n'y avait pas d'autres meubles dans la chambre — rien que le cercueil et le vieux Bon Dieu tout vert, violet et bleu d'usure et d'âge.

Fung-Tching ne nous dit jamais pourquoi il appelait sa maison « la Porte des cent mille Peines ». (C'est le seul Chinois de ma connaissance qui inventât des noms malsonnants ou tristes. La plupart sont du genre fleuri, comme on peut voir à Calcutta). Il nous. fallait trouver cela nous-mêmes.

Rien ne prend plus d'empire sur vous, quand on est blanc, que la Fumée Noire. Un jaune n'est pas bâti de même. L'opium ne lui fait presque rien ; mais les blancs et les noirs en souffrent beaucoup.

Sans doute, il y a des gens que, pour commencer, la fumerie n'affecte pas plus que ne ferait le tabac. Ils font un petit somme tout comme on s'endormirait d'un sommeil naturel, et le matin suivant ils se réveillent presque dispos pour le travail. Moi qui vous parle j'appartenais à cette sorte au commencement. Mais voilà cinq années que je fume pas mal régulièrement et c'est tout différent aujourd'hui. J'avais une vieille tante, là-bas, du côté d'Agra, qui me laissa quelque

chose à sa mort. A peu près soixante roupies par mois. Soixante, ce n'est pas beaucoup. Je me rappelle un temps, il me semble qu'il y a des centaines et des centaines d'années, où je gagnais mes trois cents roupies par mois, sans compter les petits profits, quand je travaillais pour le compte d'une grande entreprise de bois à Calcutta.

Je ne restai pas longtemps dans ce métier-là. La Fumée Noire ne permet guère d'autre besogne ; et, bien qu'elle ait peu d'action sur moi, je ne pourrais plus aujourd'hui, du train dont vont les choses, faire une journée de travail pour sauver ma vie. Après tout, soixante roupies, c'est tout ce qu'il me faut. Quand le vieux Fung-Tching vivait, il touchait l'argent pour moi, m'en donnait environ la moitié pour vivre (je. mange très peu), quant au reste, il le gardait. J'avais mes entrées à la Porte à tout instant du jour et de la nuit, et je pouvais y fumer et dormir quand je voulais. Le reste ne m'importait guère. Je sais bien que le vieux y gagnait ; mais qu'est-ce que cela fait ? Rien ne me fait beaucoup ; et, en outre, l'argent arrivait toujours et sans interruption chaque mois après l'autre.

Nous étions dix à nous rencontrer à la porte lorsqu'on ouvrit la Fumerie. Moi, deux babous (i) d'un bureau de l'État, quelque part dans Anarkulli (2), mais ils se firent saquer et ne pouvaient plus payer (il n'est pas d'homme, obligé de travailler le jour, qui puisse continuer longtemps la Fumée Noire) ; un Chinois, neveu de Fung-Tching ; une femme du bazar qui avait des tas d'argent je ne sais trop comment ; un vagabond anglais : Mac quelque chose je crois, mais j'ai ou-

(1) Scribes.

(2) Faubourg de Lahore.

blié, — qui fumait ferme, mais n'avait jamais l'air de rien payer (on disait qu'il avait sauvé la vie à Fung-Tching dans un procès à Calcutta lorsqu'il était avocat) ; un autre Eurasien, comme moi, de Madras ; une femme métisse et deux hommes qui disaient venir du Nord. Je crois qu'ils devaient être Persans, Afghans ou quelque chose comme cela. Il n'en reste que cinq vivants maintenant, mais nous venons régulièrement. Je ne sais pas ce qui est arrivé aux babous ; quant à la femme de bazar, elle mourut au bout de six mois de la Porte, et je crois que Fung-Tching garda pour lui ses bracelets et son anneau de nez, mais je n'en suis pas sûr. L'Anglais, lui, buvait autant qu'il fumait, et disparut. Un des Persans se fit tuer une nuit dans une bagarre près du grand puits voisin de la mosquée, il y a longtemps de ça, et la police condamna le puits parce qu'on le disait plein d'air empoisonné. On trouva l'homme mort au fond. Ainsi, vous voyez, il n'y a que moi, le Chinois, la femme métisse que nous appelons la Memsahib (elle vivait avec Fung-Tching), l'autre Eurasien et l'un des Persans. La Memsahib a l'air très vieille à présent ; c'était, je pense, une jeune femme aux premiers jours de la Porte ; mais nous sommes tous vieux maintenant à ce compte-là. de centaines et centaines d'années. C'est très difficile de garder la notion du temps à la Porte, et, d'ailleurs, le temps n'a pas d'importance pour moi. Je touche mes soixante roupies régulièrement chaque mois l'un après l'autre. Il y a très, très longtemps, quand je gagnais trois cent cinquante roupies par mois, avec profits, dans une grande entreprise de bois, à Calcutta, j'avais une femme quelconque, mais elle est morte à l'heure qu'il est. On a dit que je l'ai tuée en me mettant à la Fumée Noire. Peut-être bien,

mais il y a si longtemps que cela n'importe guère. Autrefois, les premiers jours où je venais à la Porte, j'avais de la peine, en y pensant, mais tout cela est passé, fini depuis longtemps, et je touche mes soixante roupies toujours régulièrement, un mois après l'autre, et je suis tout à fait heureux. Non pas d'un bonheur d'ivrogne, vous savez, mais un état tranquille, paisible et satisfait.

Comment je m'y suis mis ? C'était à Calcutta, je commençai par en essayer chez moi, rien que pour voir à quoi cela ressemblait. Je n'allais jamais bien loin, mais je crois que c'est à ce moment que ma femme est morte. En tous cas, je me suis retrouvé ici, où je vins à faire la connaissance de Fung-Tching. Je ne me rappelle pas très bien comment cela est arrivé ; mais il me parla de la Porte, et je pris l'habitude d'y venir, et, ce qui est sûr, c'est que je n'en suis jamais ressorti depuis. Il faut vous rappeler que la Porte était un endroit respectable au temps de Fung-Tching, où l'on était confortablement et pas du tout comme aux chandoo-khanas où vont les nègres. Non ; c'était propre et tranquille, pas encombré. Pour sûr, il y en avait d'autres que nous dix et l'homme ; mais nous avions toujours une natte par tête, avec un oreiller-coussin de laine ouatée, tout brodé de dragons noirs, rouges et d'un tas de choses ; tout comme sur le cercueil dans le coin.

A la fin de la troisième pipe les dragons se mettaient à danser et à se,battre. Je les ai suivis des yeux pendant bien des nuits, bien des nuits. Je réglais ma consommation là- dessus, et maintenant il me faut une douzaine de pipes pour les faire bouger. En outre, ils sont tout en loques et très sales, comme les nattes, puis le vieux Fung-Tching est mort.

Il mourut il y a deux ans, et me donna la pipe dont je me sers toujours maintenant, une pipe d'argent, avec des bêtes singulières qui rampent tout le long du réceptacle à la base du fourneau. Avant cela, je crois, je me servais d'une grosse tige de bambou à fourneau de cuivre, un tout petit fourneau, avec un bout de jade vert. Elle était un peu plus épaisse qu'une tige de canne ordinaire et très douce à fumer. Le bambou semblait boire la fumée. L'argent ne fait pas de même, et il faut le nettoyer de temps à autre, ce qui donne beaucoup de mal, mais je la fume en mémoire du vieux. Il a tiré bon profit de moi, mais il me donnait toujours des nattes et des coussins propres, et la meilleure marchandise qu'on pût se procurer nulle part.

Quand il mourut, son neveu Tsin-ling reprit la Porte et il l'appela le « Temple des Trois Possessions » ; mais nous, les vieux, nous disons toujours les « Cent mille Peines ». Le neveu fait les choses de façon très ladre, et je crois que la Memsahib doit l'y aider. Elle vit avec lui, comme elle faisait avec le vieux. A eux deux ils laissent entrer toutes sortes de bas peuple, des nègres et tout, et la Fumée Noire n'est pas aussi bonne que jadis. J'ai trouvé du son maintes et maintes fois dans ma pipe. Le vieux en serait mort si cela était arrivé de son temps. En outre, on ne nettoie jamais la chambre, et toutes les nattes sont déchirées et coupées sur les bords. Le cercueil est reparti pour la Chine — avec le vieux et deux onces de fumerie à l'intérieur pour le cas où il en aurait besoin en route.

Quant au Bon Dieu, on ne lui brûle plus autant de bâtons sous le nez qu'autrefois, c'est signe de malheur, sûr comme la mort. Il est tout noirci en outre, et personne ne s'en

occupe plus. C'est la faute de la Memsahib, je le sais, car lorsque Tsin-ling se risquait à brûler du papier doré devant l'image elle dit que c'était du gaspillage, et que s'il faisait brûler un bâtonnet à tout petit feu, le Bon Dieu n'y verrait pas de différence. De sorte que maintenant nous avons des bâtons à trois quarts de colle qui mettent une demi-heure de plus à brûler, et qui empoisonnent, sans compter déjà l'odeur de la chambre. Il n'y a pas moyen de faire d'affaires quand on se met à ces machines-là. Le Bon Dieu n'aime pas cela. Je m'en aperçois bien. Très avant dans la nuit, quelquefois, il prend toutes sortes de couleurs bizarres, bleu, vert et rouge, tout comme au temps où le vieux Fung-Tching vivait, et il roule les yeux et frappe du pied comme un diable.

Je ne sais pas pourquoi je ne quitte pas la maison pour m'en aller fumer tranquille au bazar dans une petite chambre à moi. Probable que Tsin-ling me tuerait si je m'en allais — il touche mes soixante roupies maintenant — en outre, ça me donnerait trop de peine, et je me suis pris avec le temps à aimer la Porte pour de bon. Ce n'est pas grand'chose à voir. Plus du tout ce que c'était au temps du vieux, mais j'en ai tant vu entrer et sortir que je ne pourrais pas la quitter. Et j'en ai tant vu mourir ici sur les nattes que j'aurais peur de mourir dehors maintenant. J'ai vu des choses qu'on pourrait appeler étranges ; mais rien n'est étrange quand on est à la Fumée Noire, rien, excepté la Fumée Noire. Et même s'il en était autrement, cela ne ferait rien. Fung-Tching se montrait toujours très difficile sur le choix des clients et n'en admettait jamais qui auraient pu causer du désordre en mourant malproprement ou autre chose. Mais le neveu ne prend pas la moitié autant de soins. Il chante partout qu'il tient une

maison de premier ordre. Mais il ne fait rien pour attirer le client, ni pour lui procurer ses aises, comme faisait Fung- Tching. C'est pourquoi la Porte est un peu plus connue aujourd'hui qu'elle n'était auparavant, — parmi les nègres, cela va sans dire. Le neveu n'ose pas introduire un blanc, ni même, tant qu'à faire, un sang-mêlé dans la place. Il lui faut nous garder tous trois, naturellement — moi, la Mem- sahib et l'autre Eurasien, nous sommes les piliers de la maison ; mais il ne nous ferait pas crédit, pas pour une pipée — pas pour rien. Un de ces jours, j'espère, je mourrai à la Porte. Le Persan et l'homme de Madras sont diablement ébranlés déjà. Ils ont pris un boy pour allumer leurs pipes. Je fais toujours cela moi-même. Plus que probablement je les verrai emporter avant moi. Je ne pense pas toutefois survivre à la Memsahib ni à Tsin-ling. Les femmes résistent plus longtemps que les hommes à la Fumée Noire, et Tsin- ling a une bonne pinte de sang du vieux dans les veines, quoiqu'il fume tout de même de la marchandise à bas prix. La femme du bazar a su deux jours auparavant, quand elle allait partir ; et elle est morte sur une natte propre avec un coussin bien ouaté, et le vieux suspendit sa pipe juste au-dessus du Bon Dieu. Il avait toujours eu quelque chose pour elle, j'imagine. Mais il prit ses bracelets tout de même.

J'aimerais mourir comme laiemme du bazar — sur une natte propre, bien fraîche, une pipe de bonne drogue entre les lèvres. Quand je sentirai que je m'en vais, je demanderai cela à Tsin-ling et il pourra toucher mes soixante roupies, régulièrement, un mois après l'autre, aussi longtemps qu'il lui plaira. Alors je m'étendrai bien tranquille et à l'aise,

pour regarder les dragons noirs et rouges combattre ensemble leur dernier grand combat ; puis...

Eh bien, quoi, cela ne fait rien. Rien ne m'importe guère — seulement je voudrais bien que Tsing-ling ne mette pas de son dans la Fumée Noire.

L'ÉTRANGE CHEVAUCHÉE DE

MORROWBIE JUKES

Vie ou mort — il faut choisir.

(Proverbe indigène)

Il n'y a, comme disent les prestidigitateurs, aucune supercherie dans ce conte. Jukes tomba par hasard sur un village dont tout le monde connaît l'existence, quoiqu'il soit le seul Anglais à y avoir pénétré. Une institution de genre analogue florissait naguère dans la banlieue de Calcutta, et on raconte que si l'on s'enfonce -au cœur du Bikanir, qui est le cœur du grand Désert Indien, ce n'est pas un village, mais une ville qu'on y trouve, une ville où les morts qui ne sont pas morts, mais qui ne peuvent plus vivre,iont établi leur quartier général. Et comme il est parfaitement avéré que, dans le même désert, se rencontre une cité merveilleuse où tous les riches usuriers se retirent après fortune faite (fortunes telles que leurs propriétaires n'osent se fier même à la force du bras gouvernemental pour les défendre), et là, sous la protection des sables arides, se promènent en huit-ressorts, achètent de belles filles -et décorent leurs palais d'or, d'ivoire, de faïence et de nacre, je ne vois pas pourquoi l'histoire de Jukes ne serait pas vraie. C'est un ingénieur civil, pourvu d'une tête

organisée pour les plans, les distances et autres choses de la sorte, et il ne prendrait certainement pas la peine d'inventer des contes de trappes imaginaires. Il gagnerait davantage à faire son vrai métier. Il ne varie jamais dans son récit, et ne manque pas de s'échauffer et de s'indigner fort au souvenir du traitement irrespectueux dont il fut l'objet. Il écrivit ceci tout à trac d'abord, mais, depuis, il a fait des retouches et introduit des réflexions morales. Voici : —

« Pour commencer, la cause de tout fut une légère attaque de fièvre. Mon travail m'obligeait à vivre sous la tente pendant quelques mois entre Pakpattan et Mubarakpur — un pays désolé, tout en plaines de sables, comme savent tous les gens qui ont eu le malheur d'y vivre. Mes coolies n'étaient ni plus ni moins exaspérants qu'une autre clique, et mon travail réclamait une attention suffisante pour me préserver des idées noires, quand même j'eusse été enclin à si lâche faiblesse.

Le 23 décembre 1884, je me sentis un peu de fièvre. C'était la pleine lune cette nuit-là, et, en conséquence, tous les chiens aux environs de ma tente hurlaient après. Les sales bêtes s'assemblaient par deux et trois, c'était à rendre frénétique. Peu de jours auparavant, j'avais tué un des ténors les plus bruyants et suspendu sa carcasse in lerrorem à cinquante mètres de l'entrée de ma tente. Mais ses amis tombèrent dessus, livrèrent bataille, et finalement dévorèrent le cadavre ; après quoi il me sembla qu'ils chantaient leurs hymnes de grâces avec un redoublement d'énergie.

Le léger délire qui accompagne la fièvre agit différemment suivant les gens. Mon irritation fit place, au bout de quelque temps, à l'idée fixe d'exterminer un énorme dogue noir et

blanc qui avait mené les chœurs aussi bien que la fuite pendant toute la soirée. Grâce à ma main tremblante et à ma tête qui tournait, je l'avais déjà manqué deux fois des deux coups de mon fusil, quand je fus frappé par l'idée que le meilleur plan était de le forcer en plaine, à cheval, et de l'achever à la lance de sanglier. Ce n'était là, naturellement, qu'unè imagination de fiévreux dans son demi-délire ; mais je me rappelle que sur le moment cela me frappa comme éminemment-pratique et faisable.

J'ordonnai donc à mon groom de seller Pornic et de l'amener doucement par derrière ma tente. Une fois le poney là, je me tins à sa tête, prêt à sauter en selle et piquer de l'avant dès que le chien élèverait la voix de nouveau. Pornic, entre parenthèses, n'avait pas quitté ses piquets depuis deux jours ; l'air de la nuit était vif et mordant, et j'étais armé d'une paire d'éperons persuasifs, particulièrement longs et pointus, qui m'avaient servi à dégourdir un cob paresseux cet après-midi-là. Vous comprenez sans peine qu'une fois libre d'aller, il alla vite. Au premier instant l'animal s'emballa, droit devant lui comme un I, la tente disparut derrière nous et nous volâmes sur le sable uni, au galop de course. Un moment plus tard, nous avions dépassé le misérable chien et je me rappelai à peine pourquoi j'avais pris cheval et lance à sanglier.

Le délire de la fièvre, la surexcitation d'une course rapide au grand air durent alors m'enlever le reste de mon bon sens. Je me revois vaguement, dans mes souvenirs, tout debout sur mes étriers; brandissant ma lance à sanglier vers la grande lune blanche qui suivait d'un si calme regard mon galop affolé, et jetant des cris de défi au buisson d'épines à cha-

meau comme ils sifflaient au vent de ma fuite. Une fois ou deux, je crois, je perdis l'équilibre en avant sur le cou de Pornic et me cramponnai littéralement par mes éperons — comme le montrèrent les marques, le lendemain matin.

La malheureuse bête fonçait de l'avant, comme une chose possédée, à travers ce qui ine semblait un espace sans limites de sable éclairé par la lune. Ensuite je me rappelle que le sol se dressa soudain en face de nous, et comme nous atteignions le sommet de la montée, je vis les eaux du Sutlej luire au-dessous en une barre d'argent. Alors, Pornic broncha, tomba lourdement sur le nez, et nous roulâmes ensemble le long d'un talus invisible.

Je dois avoir perdu connaissance, car, en revenant à moi, je gisais sur le ventre dans un tas moelleux de sable blanc, et un jour incertain commençait à poindre à la crête du talus en bas duquel j'étais tombé. Comme la lumière croissait, je vis que j'étais au fond d'une sorte de cratère de sable en fer à cheval, ouvrant directement d'un côté sur les hauts fonds du Sutlej. Ma fièvre m'avait abandonné du coup, et, sauf un léger étourdissement, je ne me sentais pas plus mal de ma chute nocturne.

Pornic, qui se tenait debout à quelques mètres plus loin, avait l'air comme de juste passablement exténué, mais pas l'ombre d'une atteinte. Sa selle, ma selle favorite de polo, était toute cabossée et lui avait glissé sous le ventre. Je pris quelque temps à remettre les choses en état, et ce faisant j'eus tout loisir d'examiner l'endroit où j'étais 'si sottement tombé.

Au risque de lasser l'attention, il me faut absolument le décrire en détail ; d'autant qu'une représentation mentale

exacte de ses particularités aidera matériellement le lecteur à comprendre ce qui suit.

Imaginez donc, comme je le disais tout à l'heure, un cratère de sable en fer à cheval, avec des parois de sable à pente raide d'environ trente-cinq pieds de haut. (La pente, je crois, devait approcher de 650.) Ce cratère enfermait un espace de terrain plat d'environ cinquante mètres de long sur trente dans sa partie la plus large, avec un puits grossier au centre. Autour du fond du cratère,, à trois pieds environ du sol proprement dit, régnait une rangée de quatre-vingt trois trous semi-circulaires, ovoïdes, carrés ou polygonaux, tous d'environ trois pieds d'ouverture. Chaque trou, vu de près, apparaissait soigneusement étayé à l'intérieur de bois flotté et de bambous, et, au-dessus de l'entrée, un auvent en bois, comme la visière d'une casquette de jockey, saillait de deux pieds. On n'apercevait aucun signe de vie dans ces tunnels, mais tout l'amphithéâtre était envahi d'une odeur à vous soulever le cœur — une odeur plus infecte que j'en aie jamais rencontré au hasard de mes excursions dans les villages hindous.

Ayant réenfourché Pornic, qui avait hâte autant que moi de retourner au camp, je fis le tour de la base du fer à cheval afin de trouver un endroit par où la sortie fût possible. Les habitants du lieu, quels qu'ils pussent être, n'avaient pas jugé à propos de se montrer, aussi me trouvais-je livré à mes propres ressources. Ma première tentative de lancer Pornic sur les talus de sables escarpés me fit voir que j'étais tombé dans une trappe exactement du même modèle que tend la fourmi-lion à sa proie. A chaque pas, le sable mouvant coulait d'en haut par tonnes, et résonnait sur les auvents des

trous comme de la cendrée. Deux charges inutiles nous envoyèrent rouler tous deux au fond, à demi étouffés sous les torrents de sable ; et je fus contraint de tourner mes regards vers la rivière.

Ici, tout semblait assez facile. Les dunes, il est vrai, descendaient jusqu'au bord de l'eau, mais il y avait nombre de bancs et de hauts-fonds à travers lesquels, d'un temps de galop, je trouverais à regagner la lerra firma en tournant court à droite ou à gauche. Comme je conduisais Pornic par la figure à travers les sables, le faible bruit d'un coup de feu, de l'autre côté de la rivière, me fit tressaillir ; et, au même instant, une balle tomba avec un ouil aigu tout près de la tête de Pornic.

Il n'y avait pas à se tromper sur la nature du projectile — c'était un pruneau d'ordonnance, une balle de Martini- Henry. Cinq cents mètres environ plus loin, un bateau indigène stationnait à l'ancre au milieu du courant ; et le jet de fumée qui s'élevait de l'avant à travers le calme de l'air matinal, m'apprit d'où m'arrivait cette délicate attention. Jamais respectable bourgeois se vit-il dans pareille impasse ? Le traître talus de sable ne permettait aucune évasion de ce lieu par moi visité le plus involontairement du monde, et une promenade sur le front que baignait la rivière donnait le signal d'un bombardement de la part de .quelque indigène dément, posté dans un bateau. J'ai peur de m'être mis fort en colère.

Une autre balle me rappela que je ferais mieux de garder quelque souffle de vie pour refroidir ma soupe, et je me hâtai de battre en retraite en arrière des sables et vers le fer à cheval, où je m'aperçus que le bruit du fusil avait fait sortir:

soixante-cinq êtres humains des trous de blaireau que j'avais jusqu'alors supposés sans locataires. Je me trouvai au milieu d'une foule de spectateurs — quarante hommes environ vingt femmes et un enfant, lequel ne pouvait pas avoir plus de cinq ans. Ils étaient tous maigrement vêtus de cette étoffe couleur saumon, qui s'associe aux réminiscences des mendiants hindous, et, à première vue, ils me donnèrent l'impression d'une bande de répugnants fakirs. La sordidité et l'aspect repoussant de cette assemblée dépassaient toute description, et je frissonnais à l'idée de ce que devait être leur vie au fond de trous de blaireau.

Même de nos jours, où l'autonomie des gouvernements locaux a détruit en grande partie le respect de l'indigène pour le Sahib, j'ai conservé l'habitude d'une certaine somme de politesse de la part de mes inférieurs, et, en approchant de la foule, je m'attendais naturellement à ce que ma présence fût l'objet de quelque attention. A vrai dire, c'est ce qui arriva, mais en aucune façon comme je m'y attendais.

La troupe déguenillée se mit à rire — d'un rire comme j'espère n'en entendre plus jamais de semblable. Ils gloussaient, piaulaient, hurlaient, sifflaient comme j'entrais au milieu d'eux ; quelques-uns se jetaient littéralement par terre dans des convulsions d'ignoble joie. En un instant j'avais laissé aller la tête de Pornic, et, irrité au delà de toute expression par les aventures de la matinée, je me mis à cogner à poings fermés et de toute ma force sur ceux qui se trouvaient le plus près de moi. Les misérables tombèrent sous mes coups comme des quilles, et le rire fit place à des cris plaintifs de grâce, tandis que ceux qui n'avaient pas encore été touchés m'embrassaient les genoux et m'implo-

raient en toutes sortes de langues bizarres de les épargner.

Parmi le tumulte, et au moment où je commençais à me sentir très honteux d'avoir cédé si vite à ma mauvaise humeur, une voix fluette, aiguë, murmura en anglais par-dessus mon épaule :

—. Sahib ! Sahib ! Ne me reconnaissez-vous pas ? Sahib, c'est Gunga Dass, le maître télégraphiste.

Je fis demi-tour sur-le-champ et face à l'interlocu-. teur.

J'avais connu Gunga Dass (je n'ai pas, cela va de soi, la moindre hésitation à mentionner son nom véritable) quatre années auparavant. C'était un Brahmine de Deccan, prêté par le gouvernement du Punjab à l'un des États de Khalsie. On lui avait confié là un bureau secondaire de l'administration du télégraphe, et, lors de notre dernière rencontre, c'était un fonctionnaire jovial, ventru, de port avantageux, et doué d'une merveilleuse capacité pour faire de mauvais calembours en anglais — particularité qui m'en fit souvenir longtemps après que j'eus oublié les services à moi rendus dans ses capacités officielles. Il arrive rarement qu'un Hindou fasse des calembours anglais.

Aujourd'hui, toutefois, J'homme était changé à ne plus reconnaître. Marque de caste, ventre, et parler onctueux, de tout cela plus rien. J'avais sous les yeux un squelette flétri, sans turban, presque nu, avec de longs cheveux collés en mèches et des yeux caves pareils à des yeux de morue. Sans une cicatrice en forme de croissant sur la joue gauche — suite d'un accident dont j'étais responsable — je ne l'aurais jamais reconnu. Mais c'était indubitablement Gunga Dass, et — j'en remerciais le ciel — un indigène parlant anglais, '

capable, au moins, de m'expliquer tout ce qui m'était survenu ce jour-là.

La foule se recula à quelque distance tandis que je me retournais vers le misérable objet, en lui ordonnant de me montrer quelque moyen de m'échapper du cratère. Il tenait à la main une corneille fraîchement plumée, et, en réponse à ma question, il gravit d'un pas lent une plate-forme de sable où s'ouvrait la ligne des trous, et se mit silencieusement en devoir d'y allumer un feu ; chiendent sec, pavots de sable et bois flotté brûlent vite ; et je tirai quelque consolation du fait qu'il y mit le feu au moyen d'une allumette soufrée ordinaire. Quand ils formèrent un brasier devant lequel dûment embrochée fut placée la corneille, Gunga Dass commença sans un mot de préambule :

— Il n'y a que deux sortes d'hommes, monsieur : les vivants et les morts. Quand vous êtes mort, vous êtes mort, mais quand vous êtes vivant, vous vivez. (Ici la corneille, qui se recroquevillait au feu, en grand danger d'être réduite à l'état de charbon, réclama son attention un moment). Si vous mourez chez vous et que vous ne soyez pas mort lorsque vous arrivez au ghâi pour y être brûlé, vous venez ici.

La véritable nature du village empuanti m'apparaissait dès lors, et tout ce que j'avais appris ou lu de grotesque et d'horrible pâlit devant le fait qui venait de m'être communiqué par l'ex-brahmine. Il y a seize ans, en débarquant pour la première fois à Bombay, j'avais appris, de la bouche d'un vagabond arménien,' l'existence, quelque part dans l'Inde, d'un endroit où les Hindous, qui avaient eu le malheur d'échapper à la léthargie ou à la catalepsie, étaient transportés et tenus sous bonne garde, et je me souviens d'avoir ri

de bon cœur de ce qu'il me plaisait alors de considérer comme un conte à l'usage des voyageurs. Du fond de la trappe de sable, le souvenir de Watson's Hotel, le va-et-vient des pun- kahs, les serviteurs en robe blanche, et l'Arménien à face olivâtre, tout surgit dans ma mémoire avec la netteté d'une photographie, et je partis d'un bruyant éclat de rire. Le contraste était trop absurde !

Gunga Dass, tout en se penchant sur l'immonde oiseau, me surveillait avec curiosité. Les Hindous rient rarement, et l'ensemble des choses environnantes n'était point de nature à exciter chez Gunga Dass un accès indu d'hilarité. Il retira solennellement la corneille de la broche de bois et tout aussi solennellement la dévora. Puis il continua son histoire, que je répète en ses propres termes (i) :

— Dans les épidémies de choléra, on vous emporte pour vous brûler presque avant qu'on soit mort. En arrivant au bord de la rivière, l'air frais, peut-être, vous ranime ; et alors, si vous êtes seulement un peu vivant, on vous met de la boue dans le nez et dans la bouche, et, en fin de compte, vous mourez. Si vous êtes un peu plus vivant, on vous met plus de boue ; mais si vous êtes trop vivant, on vous laisse en paix et on vous mène ailleurs. J'étais trop vivant, et je protestai avec colère contre les indignités qu'ils s'efforçaient de me faire subir. En ce temps-là j'étais brahmine et fier. Maintenant je suis un homme mort, et mange (ici il considéra le bréchet bien nettoyé de l'oiseau, en donnant le pre-

(1) Il faut renoncer à rendre en français la nuance très spéciale du langage de Gunga Dass. Il s'exprime en « baboo english » comme on appelle aux Indes le parler à la fois gauche et prétentieux de l'indigène éduqué à l'anglaise (Note des traducteurs).

mier signe d'émotion que j'eusse surpris en lui depuis notre rencontre) des corneilles et d'autres choses. On me retira de mes linceuls lorsqu'on vit que j'étais trop vivant, puis on me donna des médicaments pendant une semaine, et je survécus heureusement. Alors on m'envoya par voie ferrée d'où j'étais à la station d'Okara, avec un homme pour prendre soin de moi ; et à la station d'Okara, nous rencontrâmes deux autres hommes, et on nous conduisit tous trois à dos de chameau, la nuit, de la station d'Okara à cet endroit-ci, et on m'imprima violemment une impulsion d'en haut jusques au fond, et les deux autres succédèrent, et je suis toujours ici depuis deux ans et demi. Jadis j'étais brahmine et fier, aujourd'hui je mange des corneilles.

— Il n'y a pas moyen de sortir d'ici ?

— Aucune espèce de moyen. Tout d'abord, quand j'arrivai, je fis de fréquentes tentatives, comme tous les autres, mais nous avons toujours succombé sous le sable précipité sur nos têtes.

— Mais pour sûr, interrompis-je, le côté de la rivière est ouvert et cela vaut la peine de braver les balles ; tandis qu'à la nuit...

J'avais déjà mûri un plan sommaire d'évasion qu'un ins- ' tinct naturel d'égoïsme m'empêchait de livrer à Gunga Dass. Lui, cependant, devina ma pensée secrète presque aussitôt formée ; et, à mon profond étonnement, fit entendre un long ricanement étouffé de moquerie — le rire, comprenez bien, d'un supérieur ou au moins d'un égal.

— Vous ne pourrez pas (il avait complètement abandonné le « monsieur » depuis sa première phrase) vous échapper par

là. Mais vous pouvez essayer. J'ai essayé, moi. Une fois seulement.

La sensation de terreur sans nom et d'abjecte épouvante contre laquelle j'avais en vain essayé de me raidir m'envahit complètement. Mon long jeûne — il était maintenant près de dix heures, et je n'avais rien mangé depuis le tiffin (i) de la veille — de concert avec l'agitation violente et forcée de la course à cheval, m'avaient exténué, et je crois réellement que pendant quelques instants j'agis comme un aliéné. Je me ruai contre l'impitoyable talus. Je courus autour de la base du cratère, blasphémant et priant tour à tour. Je rampai parmi les joncs du côté de la rivière, sans autre résultat qu'une retraite brusque chaque fois, parmi des agonies de terreur nerveuse, devant les balles qui labouraient le sable autour de moi — car je n'osais envisager la perspective d'une mort de chien enragé parmi cette hideuse foule — et tombai finalement, à bout de force et de délire, contre la margelle du puits. Personne n'avait pris garde un instant à une exhibition dont la seule pensée, aujourd'hui, me met encore le rouge au front.

Deux ou trois hommes marchèrent sur mon corps pantelant, comme ils venaient tirer de l'eau ; mais, habitués sans doute à cette sorte de choses, ils n'avaient pas de temps à perdre à s'occuper de moi. La situation était humiliante. Gunga Dass, il est vrai, après avoir recouvert de sable la braise de son feu, prit la peine de me jeter sur la tête une demi-tasse d'eau fétide, attention dont je l'eusse remercié à deux genoux, mais il riait tout le temps sur le même ton

(1) Repas sommaire pris vers 2 heures de l'après-midi. Correspond au lunch anglais.

pitoyable et poussif qui avait accueilli ma première tentative de forcer les bancs de sable. Je restai ainsi étendu, dans un état semi-comateux, jusqu'à midi. Alors, n'étant après tout qu'un homme, je me sentis faim et le donnai à entendre à Gunga Dass, que je m'étais mis à regarder comme mon protecteur naturel. Suivant l'impulsion machinale habituelle au monde extérieur lorsqu'on s'adresse aux indigènes, je mis la main à ma poche et tirai quatre annas. L'absurdité du cadeau me frappa sur-le-champ, et je fus sur le point de rem- pocher l'argent.

Gunga Dass, cependant, fut d'un avis différent.

— Donnez-moi de l'argent, dit-il, tout ce que vous avez, ou j'appelle à l'aide, et nous vous tuons !

Tout cela comme si c'était la chose la plus naturelle du monde !

Le premier mouvement d'un sujet- britannique, je crois, est de défendre le contenu de ses poches ; mais un moment de réflexion me convainquit de la futilité d'une discussion avec le seul homme qui fût en état d'améliorer ma position, et avec l'aide duquel il était possible, à tout prendre, que je m'écha- passe un jour du cratère. Je lui donnai tout l'argent que je possédais — neuf roupies, huit annas et cinq pie, — je garde toujours sur moi de la menue monnaie pour les bakshish lorsque je campe. Gunga Dass serra les pièces dans ses doigts crochus, et les cacha immédiatement dans le lambeau d'étoffe qui lui ceignait les reins. Sa physionomie prit une expression diabolique tandis qu'il regardait autour de lui pour s'assurer que personne ne nous avait observés.

— Mainiena.nl, je vais vous donner quelque chose à manger, dit-il.

Je serais incapable de dire quel plaisir pouvait lui avoir procuré la possession de mon argent ; mais, sans compter l'évidente satisfaction qu'il en retirait, je ne fus pas fâché de m'en être séparé avec tant d'empressement, car je n'ai aucun doute qu'il m'eût fait tuer si j'avais refusé. On ne proteste pas contre les caprices d'un repaire de bêtes fauves ; et mes compagnons étaient plus bas que des bêtes. Pendant que je dévorais les provisions de Gunga Dass, un grossier cha- palli (i) et une tasse de l'eau souillée du puits, les gens ne manifestèrent pas le moindre signe de curiosité — de cette curiosité qui se montre, en règle générale, si marquée dans un village hindou.

J'aurais même pu croire qu'ils me méprisaient. En tout cas ils me traitaient avec la plus glaciale indifférence, et Gunga Dass ne valait guère mieux. Je le pressai de questions sur le terrible village, sans obtenir autre chose que des réponses extrêmement peu satisfaisantes. Autant que je pus y glaner, le village existait depuis un temps immémorial — d'où je conclus à un siècle au moins — et durant ce temps on n'avait jamais eu connaissance que personne s'en fût échappé. (Je dus, ici, me maîtriser des deux mains, de peur que l'aveugle terreur s'emparât de moi une seconde fois et me jetât délirant aux parois du cratère.) Gunga Dass prit un malicieux plaisir à insister sur ce point et à me regarder tressaillir. Aucun effort de ma part ne put lui persuader de me dire qui étaient ces mystérieux « ils ».

— Ils en ont ordonné ainsi, répliquait-il, et je ne connais personne qui ait désobéi aux ordres.

(1) Galette de farine.

— Attends un peu seulement que mes domestiques s'aperçoivent de mon absence, rétorquai-je, et je te promets que ce lieu sera rayé de la face de la terre, sans compter, mon cher, une leçon de civilité que je vous devrai.

— Vos domestiques seraient mis en pièces avant d'approcher de ce lieu ; et, en outre, vous êtes mort, mon cher ami. Ce n'est pas votre faute, sans doute, mais vous n'en êtes pas moins mort et... enterré.

J'appris qu'à des intervalles irréguliers on jetait des vivres dans le cirque, du côté de la terre, des vivres pour lesquels les habitants se battaient comme des bêtes fauves. Quand un homme sentait sa fin prochaine, il se retirait dans sa tanière et y mourait. Quelquefois on tirait la charogne hors du trou pour la jeter au sable, ou bien on la laissait pourrir sur place.

La phrase « jeté au sable » attira mon attention, et je demandai à Gunga Dass si ce genre de procédé n'avait pas chance d'engendrer une contagion.

— Cela, dit-il, avec un autre de ses ricanements poussifs — — vous pourrez en juger par vous-même subséquemment, vous aurez tout le temps d'observer.

Sur quoi, pour son plus grand plaisir, je frémis de nouveau et me hâtai de continuer la conversation :

— Et comment vivez-vous ici d'un jour à l'autre ? Que faites-vous !

La question provoqua exactement la même réponse qu'auparavant — accouplée à ce renseignement : — Ce lieu est comme votre ciel d'Europe ; personne ne s'y marie et on n'y marie personne.

Gunga Dass avait été élevé dans une École de Mission, et, comme il l'admettait lui-même, s'il avait seulement changé

de religion « en homme avisé », il aurait évité sans doute la tombe vivante qui faisait maintenant son lot. Mais tant que je me trouvais avec lui, je me figure qu'il était heureux.

Il y avait là en effet un Sahib, un représentant de la race conquérante, sans plus de défense qu'un enfant et complètement à la merci de ses voisins indigènes. De propos délibéré, à sa manière indolente, il se mit à me torturer, comme un écolier consacre une demi-heure de félicité à contempler l'agonie d'un hanneton empalé, ou comme un furet dans un terrier aveugle se colle voluptueusement au cou d'un lapin. Le refrain de sa conversation, c'était qu'il n'y avait pas d'issue « d'aucune sorte possible », et que je resterais là jusqu'à ce que je meure et qu'on me « jette au sable ». Si l'on pouvait préjuger de la conversation des Damnés à l'arrivée en leur séjour d'une âme nouvelle, je dirais qu'ils doivent parler comme Gunga Dass me parla tout du long de ce long après- midi. J'étais impuissant à protester ou répondre, gardant toutes mes énergies ramassées pour la lutte contre l'inexplicable terreur qui menaçait de m'envahir à chaque instant. Je ne puis comparer mes sensations à rien de mieux qu'aux efforts d'un homme contre l'irrésistible nausée d'une traversée de la Manche — seulement ma torture était morale et infiniment plus terrible.

A mesure que la journée avançait, les habitants commencèrent à paraître, bientôt au complet, afin de ne rien perdre des rayons du soleil de l'après-midi, qui tombaient à cette heure obliquement par l'embouchure du cratère. Ils s'assemblaient en petits groupes, et causaient entre eux, sans même jeter un coup d'œil de mon côté. Vers quatre heures, autant que j'en pus juger, Gunga Dass se leva et plongea

pour un instant dans son repaire, d'où il ressortit, une corneille à la main. Le malheureux oiseau présentait l'aspect le plus déplumé et le plus lamentable, mais ne semblait en aucune façon redouter son maître. Gunga Dass gagna avec précaution le bord de la rivière, enjamba de motte en motte jusqu'à ce qu'il atteignît un carré de sable uni en pleine ligne de tir du bateau. Les gens du bateau n'y firent pas attention. Là il s'arrêta, et, avec dextérité, en deux tours de poignet, cloua l'oiseau sur le dos, les ailes étendues. Comme il n'était que naturel, la corneille se mit aussitôt à crier et à battre l'air de ses pattes. En dix secondes, la clameur avait attiré l'attention d'un vol de corneilles sauvages sur un banc de sable à quelques centaines de mètres de là, où elles discutaient quelque chose qui ressemblait à un cadavre. Une demi-douzaine de corneilles prirent tout de suite leur volée pour voir ce qui se passait, et, de plus, comme l'événement le prouva, pour attaquer l'oiseau garrotté. Gunga Dass, qui s'était accroupi sur une motte, me fit signe de rester tranquille, précaution, j'imagine, bien inutile. En un instant, et avant que je pusse voir comment cela: était arrivé, une corneille sauvage, venue aux prises avec l'oiseau sans défense et dont les cris perçaient l'air, resta embrouillée dans ses ongles, fut prestement dégagée par Gunga Dass et clouée à terre à côté de sa compagne de misère. La curiosité, paraît-il fut trop forte pour le reste de la troupe, et à peine Gunga Dass et moi avions-nous eu le temps de nous éloigner de la motte, que deux victimes de plus se débattaient dans les serres retournées des appeaux. La chasse — si j'ose employer ce noble nom — continua de la sorte jusqu'à ce que Gunga Dass eût capturé sept corneilles. A cinq il tordit le cou sur place, en réservant

deux pour des opérations ultérieures. Je fus vivement impressionné par cette méthode, nouvelle pour moi, d'assurer sa subsistance, et complimentai Gunga Dass sur son talent.

— Ce n'est rien à faire, dit-il. Demain il faudra le faire pour moi. Vous êtes plus fort que je ne suis.

Cette calme présomption de supériorité me renversa, et je répondis péremptoirement :

— Vraiment, vieux bandit que tu es ! Pourquoi penses-tu que je t'ai donné de l'argent ?

— Fort bien, fut l'impassible réponse, peut-être paS! demain, ni le jour d'après, ni encore les prochains ; mais à la fin, et pour nombre d'années, vous attraperez des corneilles et mangerez des corneilles, et vous remercierez votre Dieu d'Europe d'avoir des corneilles à attraper et à manger.

Je l'aurais étranglé de grand cœur pour ces mots ; mais j'estimais que mieux valait, dans la circonstance, étouffer mon ressentiment. Une heure plus tard, j'étais en train de manger l'une des corneilles, et, selon le mot de Gunga Dass, de remercier mon Dieu d'avoir des corneilles à manger. Jamais, aussi longtemps que je vivrai, je n'oublierai ce repas du soir. Toute la population, accroupie sur la plate-forme de sable dur en face de ses tanières, se pressait autour de tout petits feux de brindilles et de joncs secs. La mort, qui avait une fois étendu la main sur ces hommes, puis suspendu le coup au moment de frapper, semblait maintenant s'écarter d'eux ; car la plupart de nos compagnons étaient des vieillards, courbés, usés, tordus d'années, et des femmes qui paraissaient, à les voir, de l'âge des Parques mêmes. Ils se tenaient assis ensemble par groupes et causaient — Dieu seul sait quels sujets ils pouvaient trouver à discuter — sur

un ton bas, égal, en curieux contraste avec le babil strident dont les indigènes ont coutume de rendre le jour hideux. De temps à autre, un accès de la furie soudaine, qui m'avait possédé dans la matinée, s'emparait d'un homme ou d'une femme ; et le patient, avec des hurlements et des imprécations, attaquait la rampe escarpée jusqu'au moment où, dompté, saignant, il retombait sur la plate-forme, incapable de mouvoir un membre. Les autres ne prenaient même pas la peine de lever les yeux quand cela arrivait, en hommes trop conscients de la futilité de pareilles tentatives et fatigués de leur inutile répétition. Je fus témoin de quatre de ces explosions dans le cours de la soirée.

Gunga Dass envisageait ma situation au point de vue affaires, et, pendant que nous dînions — je peux en rire aujourd'hui, mais. c'était assez pénible sur le moment — me proposa les termes du marché d'après lequel il consentirait à « faire» pour moi. Mes neuf roupies huit annas, démontrait- il, au taux de trois annas par jour, m'assureraient le vivre pendant cinquante et un jours ou sept semaines environ ; c'est-à-dire qu'il consentirait à pourvoir à mes besoins pendant ce laps de temps. A son expiration il faudrait me. tirer d'affaire tout seul. Contre un plus ample dédommagement — videlicel mes bottes — il voudrait bien me permettre d'occuper la tanière voisine de la sienne, et me fournirait en guise de litière autant d'herbe sèche qu'il en pouvait disposer.

— Très bien, Gunga Dass, répondis-je ; j'acquiesce de bon cœur aux premières conditions, mais, comme rien sur la terre ne peut m'empêcher de te tuer pendant que tu es assis là et de prendre tout ce que tu possèdes (je pensais à ce moment aux précieuses corneilles), je refuse net de te

donner mes bottes et prendrai telle tanière qu'il me plaira.

Le coup était hardi, et je fus content de voir qu'il avait réussi. Gunga Dass changea immédiatement de ton, et renia toute intention de me prendre mes bottes. Sur le moment il ne me sembla pas étrange du tout que moi, Ingénieur Civil, avec mes treize ans de service, et bon Anglais j'espère, je proférasse de sang-froid des menaces de meurtre et de violence contre l'homme qui, sans désintéressement, il est vrai, m'avait pris sous son aile. J'avais quitté le monde, me semblait-il, depuis des siècles. J'éprouvais à ce moment une conviction égale à celle que j'ai présentement de ma propre existence, que, dans ce séjour maudit, il n'y avait de loi que celle du plus fort ; que ces morts vivants avaient jeté derrière eux tout le canon légal du monde qui les avait chassés ; et que de ma force et ma vigilance seules ma propre vie devait dépendre. Les matelots de l'infortunée Mignonnrlle sont les seuls hommes capables de comprendre mon état d'esprit. « A présent, raisonnai-je, je suis fort et je vaux six de ces misérables. Il est impérieusement nécessaire que, pour mon propre salut, je conserve à la fois force et santé jusqu'à l'heure de ma délivrance si elle doit sonner jamais. »

Fortifié par ces résolutions, je mangeai et bus à satiété, et fis comprendre à Gunga Dass que j'entendais être le maître, et que le moindre signe d'insubordination de sa part recevrait la seule punition qu'il fût en mon pouvoir d'infliger — la mort immédiate et violente. Un moment après, j'allai me coucher. C'est-à-dire que Gunga Dass me donna une double brassée de chiendent sec que j'enfonçai dans l'ouverture du premier terrier à droite du sien, suivant moi-même les pieds en avant. Le trou, légèrement incliné, avec un revêtement de

charpente en bon état, pénétrait à neuf pieds environ dans le sable. De ma tanière, qui faisait face à la rivière, je pouvais suivre du regard le courant du Sutlej sous la lumière de la jeune lune, et me préparer à dormir le mieux que je pourrais. Je n'oublierai jamais les horreurs de cette nuit. Ma tanière était à peine plus large qu'un cercueil, et ses parois avaient une surface grasse et polie à l'usure et au contact d'innombrables corps nus ; elle exhalait, par surcroît, une odeur abominable. Le sommeil restait tout à fait hors de question dans l'état de surexcitation où je me trouvais. Avec les progrès de la nuit, il me sembla que l'amphithéâtre entier s'emplissait de légions impures comme si des démons, sortis en groupes des bancs de sable là-bas, venaient railler les malheureux jusqu'au bord de leurs tanières.

Personnellement je ne suis pas d'un tempérament ima- ginatif, — il y a très peu d'ingénieurs dans ce cas — mais en cette occasion je demeurai aussi complètement prostré de terreur nerveuse qu'une femmelette. Au bout d'une demi- heure ou à peu près, je me retrouvai toutefois en état de repasser avec calme mes chances d'évasion. Toute issue par les murailles de sable à pic était d'abord impraticable, j'en avais acquis l'entière conviction dès le début. Il était possible, tout juste possible que, à la faveur d'une lune incertaine, j'affronte heureusement le risque des balles. L'endroit prenait pour moi un tel caractère que je me sentais prêt à braver n'importe quel danger pour en sortir. Imaginez, alors, mon ravissement quand, après avoir rampé furtivement jusque devant la rivière, je découvris que le bateau infernal n'était plus là. Quelques pas encore, et c'était la liberté !

En me dirigeant sur le bras mort qui baignait le pied sail-

lant de la corne gauche du fer à cheval, je pouvais le passer à gué, tourner le flanc du cratère, et marcher vers la terre ferme. Sans un moment d'hésitation je dépassai rapidement les mottes où Gunga Dass avait tendu son piège à corneilles, et m'avançai dans la direction du sable blanc uni qui s'étendait au delà. Mon premier pas, en quittant les touffes de gazon desséché, me démontra l'absolue vanité de tout espoir d'évasion ; car, en posant le pied, je sentis un indescriptible mouvement d'aspiration, de ventouse dans le sable que je foulais. En un instant, ma jambe disparaissait, engloutie presque à la hauteur du genou. Dans le clair de lune, toute la surface du sable semblait danser de joie diabolique devant ma déception. Je me tirai de là à grand'peine, suant de terreur et d'effort, regagnai les mottes restées en arrière et tombai la face contre le sol.

Ma seule voie d'évasion du cirque était défendue par des sables mouvants !

Combien de temps restai-je là, je n'en ai pas la plus légère idée ; mais je fus réveillé à la fin par le ricanement pervers de Gunga Dass à mon oreille.

— Je vous conseillerais, Protecteur du Pauvre (le bandit parlait en anglais), de retourner dans votre maison. C'est malsain de coucher ici. En outre, quand le bateau va revenir, vous vous ferez sûrement tirer dessus.

Il se penchait sur moi, dans la terne lueur de l'aube, en ricanant doucement en lui-même. Réprimant ma première envie de saisir l'homme par le cou et de le jeter au sable mouvant, je me levai sans rien dire et le suivis jusqu'à la plateforme au seuil des repaires.

Soudain, — et, tout en parlant, je sentais l'inanité de ma question, — je demandai :

— Gunga Dass, à quoi bon le bateau s'il n'y a vraiment aucun moyen d'échapper ?

Je me rappelle qu'au plus profond de mon angoisse j'avais été hanté vaguemerit par l'idée du gaspillage de munitions que représentait la garde d'une rive bien couverte déjà.

Gunga Dass rit encore et répondit :

— Ils n'ont le bateau que dans le jour. C'est parce que il y a un moyen. J'espère que nous aurons le plaisir de votre compagnie longtemps encore. C'est un endroit fort agréable quand on y est resté quelques années et qu'on a mangé des

corneilles rôties pendant assez de temps.

Hébété, sans plus de résistance, je gagnai en chancelant le terrier fétide qui m'était échu, et je m'endormis. Une heure plus tard environ, je fus réveillé par un cri perçant — le cri aigu et déchirant d'un cheval blessé. Ceux qui l'ont entendu une fois n'en oublient jamais le son. J'éprouvai quelque difficulté à ramper hors du terrier. Une fois dehors, je vis Por- nic, mon pauvre vieux Pornic étendu mort sur le sable. Comment l'avaient-ils tué, je ne puis le conjecturer. Gunga Dass expliqua que la viande de cheval valait mieux que la corneille, et que « le plus grand bien du plus grand nombre » est une maxime politique.

— Nous sommes ici une République, Mister Jukes, et vous êtes autorisé à prendre une juste part de la bête. Si vous voulez, nous vous voterons des remerciements. Je propose le vote !

Oui, nous étions une République, en vérité. Une République de bêtes fauves parquées au fond d'un trou, pour manger, se battre et dormir jusqu'à l'heure de la mort. Je ne

tentai aucune espèce de protestation, et me bornai à m'as- seoir en fixant mes yeux fascinés sur le hideux spectacle que j'avais devant moi. En moins de temps peut-être qu'il ne m'en faut pour l'écrire, le corps de Pornic fut partagé par quelque ignoble procédé ; les hommes et les femmes entraînaient les débris sur la plate-forme et préparaient leur repas du matin. Gunga Dass faisait ma cuisine. Le besoin presque irrésistible de fondre à nouveau sur les murailles de sable jusqu'à épuisement complet s'empara de moi, et je n'eus pas trop de toute ma force pour me contraindre. Gunga Dass se montra d'un facétieux offensant jusqu'au moment où je lui déclarai que s'il m'adressait une autre observation, quelle qu'elle fût, je l'élranglerais sur place. Cela le fit taire, puis le silence devint insupportable et je lui ordonnai de dire quelque chose.

— Vous vivrez ici jusqu'à ce que vous mourriez, comme l'autre Feringhi, — dit-il froidement, en me guettant pardessus les débris de cartilage qu'il rongeait.

— Quel autre Sahib, espèce de porc ? Réponds vite, et ne t'arrête pas pour chercher un mensonge.

— Il est là-bas, — répondit Gunga Dass, en désignant l'ouverture d'un terrier à quatre portes environ à la gauche du mien. —Vous pouvez voir vous-même. Il est mort dans le terrier comme vous mourrez, comme je mourrai et comme tous ces hommes et ces femmes et l'enfant mourront aussi.

— Pour l'amour de Dieu, dis-moi tout ce que tu sais sur lui. Qu'était-il ? Quand vint-il, et quand est-il mort ?

Cet appel était une faiblesse de ma part, Gunga Dass se contenta de cligner de l'œil et répliqua :

— Je ne dirai rien — à moins que vous ne me donniez d'abord quelque chose.

Je me rappelai alors où j'étais, et je frappai l'homme entre les yeux, l'étourdissant à demi. Il dégringola sur-le-champ de la plate-forme, et rampant, pleurant, servile, avec des tentatives de me baiser les pieds, il me conduisit jusqu'au terrier qu'il m'avait désigné.

— Je ne sais rien absolument sur le gentleman. Votre Dieu soit témoin que c'est vrai. Il était aussi pressé que vous de s'échapper, et il reçut une balle du bateau ; pourtant nous avons tout fait pour l'empêcher d'essayer. Il reçut la balle ici.

Gunga Dass mit la main sur son ventre creux et se courba jusqu'à terre.

— Bien, et après ? Continue 1

— Et après — et après, Votre Honneur, nous l'avons transporté dans sa maison et lui avons donné de l'eau, et avons mis des linges mouillés sur la blessure, et il resta couché dans sa maison et rendit l'esprit.

— Après combien de temps ? Après combien de temps ? — Une demi-heure environ après avoir reçu sa blessure. J'en prends Vishnou à témoin — hurla le misérable, — j'ai fait tout pour lui. Tout ce qui était possible, je l'ai fait !

Il se jeta sur le dos et étreignit mes chevilles. Mais j'avais mes doutes sur les sentiments de charité de Gunga Dass, et" le repoussai du pied tandis qu'il restait par terre à renouveler ses protestations.

— Je suis sûr que tu lui as volé tout ce qu'il avait. Mais je peux m'en assurer dans une minute ou deux. Combien de temps le Sahib est-il resté ici ?

— Presque un an et demi. Je crois qu'il était devenu fou. Mais écoutez mon serment, Protecteur du Pauvre ! Votre Honneur ne veut-il pas écouter mon serment que je n'ai

jamais touché à un seul des objets qui lui ont appartenu ? Qu'est-ce que Votre Honneur va faire ?

J'avais pris Gunga Dass par la ceinture et l'avais traîné sur la plate-forme en face du terrier abandonné. Dans le même temps je pensais à l'inénarrable misère de mon malheureux frère de captivité parmi toutes ces horreurs pendant dix- huit mois, et à l'agonie finale, cette mort de rat dans son trou, avec une balle dans le ventre. Gunga Dass s'imaginait que j'allais le tuer et hurlait pitoyablement. Le reste de la population, dans l'engourdissement qui succède à un copieux repas de viande, nous regardait sans bouger.

— Entre, Gunga Dass, et rapporte-le.

Je me sentais, maintenant, comme des nausées d'horreur, et prêt à défaillir. Gunga Dass roula presque à bas de la plateforme et hurla :

— Mais je suis Brahmine, Sahib — Brahmine de haute caste. Sur votre âme, sur l'âme de votre père, ne me faites pas faire une pareille chose.

— Brahmine ou non, sur mon âme et sur l'âme de mon père, tu entreras, dis-je.

Et, le saisissant par les épaules, je lui fourrai la tête dans l'embouchure du terrier, fis entrer à coups de pied le reste de son individu, et, m'asseyant, je cachai mon visage dans mes mains.

Au bout de quelques minutes j'entendis un frôlement, quelque chose qui craquait ; puis Gunga Dass qui se parlait à lui-même en un murmure étranglé de sanglots ; puis un choc mou — et je découvris mes yeux.

Le sable sec avait transformé le cadavre confié à sa garde en momie d'un jaune brun. Je dis à Gunga Dass de se tenir

à l'écart pendant que je l'examinais. Le corps — revêtu d'un costume de chasse vert olivé tout usé, plein de taches, et garni de cuir aux épaules — était celui d'un homme de trente à quarante ans, d'une taille au-dessus de la moyenne, aux cheveux roux clair, à la barbe inculte et rude. La canine gauche de la mâchoire supérieure manquait, et une partie du lobe de l'oreille droite avait disparu.

Au second doigt de la main gauche restait une bague — une hématite en forme d'écu montée en or, avec un chiffre— cela pouvait être soit B. K. soit B. L. Au troisième doigt de la main droite s'enroulait une bague d'argent en forme de cobra, usée et noire. Gunga Dass déposa à mes pieds une poignée de bibelots qu'il avait sortis du terrier : et, couvrant de mon mouchoir le visage du cadavre, je me retournai pour les examiner. J'en donne la liste complète dans l'espoir qu'elle puisse servir à identifier l'infortuné :

1° Le fourneau d'une pipe en bois de bruyère dentelé au bord ; très fatiguée et noircie ; la vis entourée de ficelle.

2° Deux clefs de fabrication anglaise, les gardes de toutes deux brisées.

3° Un canif à manche d'écaillé, avec une plaque en argent ou en nickel portant le monogramme B. K.

4Q Une enveloppe, le cachet de la poste indéchiffrable, portant un timbre anglais, à l'adresse de Miss Mon — » (le reste illisible) — « ham » — « nt ».

50 Un carnet de notes en imitation de peau de crocodile avec crayon. Les quarante-cinq premières pages blanches, quatre et demie illisibles, quinze autres remplies de memo- randa intimes se rapportant principalement à trois personnes — une Mrs. L. Singleton, au nom plusieurs fois

abrégé en « Lot Single », « Mrs. S. May », et un certain « Garnison » auquel il est fait allusion incidemment sous le nom de « Jerry » ou de « Jack ».

6° Le manche d'un couteau de chasse de petites dimensions. La lame cassée court. Corne de daim taillée en diamant, avec porte-mousqueton et anneau à l'extrémité ; fragment de corde de coton y attaché.

Il ne faut pas supposer que je fis de toutes ces choses, sur le moment, un inventaire aussi complet que je l'ai mis sur le papier. Le carnet de notes attira d'abord mon attention, et je le mis dans une poche, avec l'intention de l'étudier plus tard. Je transférai le reste des objets dans mon terrier pour plus de sûreté, et c'est là que, en homme méthodique, je les inventoriai. Je retournai alors auprès du cadavre et ordonnai à Gunga Dass de m'aider à le transporter vers la rivière. Pendant que nous procédions à ce s6in, l'enveloppe vide d'une vieille cartouche brune tomba d'une des poches et roula à mes pieds, Gunga Dass ne l'avait pas vue et je me mis à réfléchir qu'un homme ne promène pas des étuis de cartouches vides, — spécialement des « brunes », qu'on ne peut pas charger deux fois, — quand il est à la chasse. En d'autres termes, c'était l'étui d'une cartouche qui avait été tirée à l'intérieur du cratère. Par conséquent il devait y avoir un fusil quelque part. Je fus sur le point de questionner Gunga Dass, mais je me retins, sachant qu'il mentirait. Nous étendîmes le corps près des mottes d'herbe au bord des sables mouvants. J'avais l'intention de l'y pousser afin de l'engloutir — seul mode possible d'ensevelissement auquel je pusse songer. J'ordonnai à Gunga Dass de s'en aller.

Puis je déposai doucement le cadavre sur le sable mouvant.

En le posant ainsi la face contre terre, je déchirai le khaki fragile et pourri de la veste de chasse ; en s'ouvrant, il découvrit dans le dos du corps une hideuse cavité. Je vous ai déjà dit que le sable sec avait en quelque sorte momifié le cadavre. Je vis en un clin d'œil que le trou béant provenait d'un coup de feu ; le fusil devait avoir été tiré presque à bout portant. Le vêtement de chasse, intact, avait été ramené sur le corps après la mort, qui avait dû être instantanée. En un éclair le secret de la fin du malheureux m'apparaissait dans sa simplicité. Quelqu'un du cratère, Gunga Dass probablement, devait l'avoir tué avec son propre fusil — le fusil aux cartouches brunes. Il n'avait jamais tenté de fuir en face, affrontant le feu du bateau.

Je me dépêchai de donner une poussée au cadavre, et frémis en le voyant sombrer, disparaître littéralement en quelques secondes. La tête pesante, et à demi conscient de mes actes, je me mis à feuilleter le carnet de notes. Une bande de papier tachée et décolorée avait été insérée entre la reliure et le dos, et tomba lorsque j'ouvris les pages. Voici ce qu'elle contenait : — « Quatre en avant à partir de la motte aux corneilles ; trois à gauche ; neuf en avant ; deux à droite ; trois en arrière ; deux à gauche ; quatorze en avant; deux à gauche ; sept en avant ; un à gauche ; neuf en arrière ; deux à droite ; six en arrière ; quatre à droite ; sept en arrière. » Le papier avait été brûlé et noirci sur les bords. Ce que le tout signifiait, je n'arrivais pas à le comprendre. Je m'étais assis sur le chiendent desséché, en tournant et retournant le document entre mes doigts ; tout à coup j'eus la sensation de Gunga Dass derrière moi, tout

près, les yeux flambants et les mains tendwSsTT'>v

7

— Vous l'avez trouvé ? dit-il en haletant. Voulez-vous me permettre de le regarder aussi ? Je jure de vous le rendre.

— Trouvé quoi ? Rendre quoi ? demandai-je.

— Ce que vous avez dans les mains. Cela nous aidera tous deux.

Il étendit ses longs doigts en serre d'oiseau, tout tremblants de convoitise.

— Je n'ai jamais pu le trouver, continua-t-il. Il l'avait secrètement caché sur sa personne. C'est pourquoi je l'ai tué, mais néanmoins j'ai été incapable de rien trouver.

Gunga Dass avait tout à fait oublié son petit conte à propos de la balle de fusil. Je reçus l'aveu avec le calme le plus parfait. La moralité s'émousse au contact des morts qui sont vivants.

— Que diable radotes-tu ? Qu'est-ce que tu veux que je te donne ?

— La page du carnet de notes. Nous en profiterons tous deux. Oh, idiot que vous êtes ! Idiot ! Ne voyez-vous pas ce que cela veut dire pour nous ? Nous pourrons fuir !

Sa voix monta presque au diapason d'un cri, et il dansait de surexcitation devant moi. J'avoue que je fus remué à l'idée d'une chance de sortir de là.

— Ne saute pas ! Explique-toi. Veux-tu dire que ce bout de papier nous aidera ? Qu'est-ce que cela signifie ?

— Lisez tout haut ! Lisez tout haut ! Je vous implore et vous supplie de lire tout haut.

J'acquiesçai. Gunga Dass écoutait avec délices tout en traçant du doigt une ligne brisée dans le sable.

— Voyez, maintenant. C'était la longueur des canons de son fusil sans la crosse. Je les ai, ces canons. Quatre canons de fusil en avant à partir de l'endroit où j'ai pris les cor-

neilles. Tout droit devant ! Vous me suivez ? Puis trois à gauche. Ah ! comme je me rappelle bien cet homme lorsqu'il peinait à chercher cela chaque nuit après l'autre. Puis neuf en avant, et ainsi de suite. En avant, c'est toujours droit devant vous à travers le sable mouvant. Il me l'a dit avant que je le tue.

— Mais si tu savais tout cela, pourquoi n'es-tu pas déjà parti ?

— Je ne le savais pas. Il me disait qu'il y travaillait il y a un an et demi, comme quoi il y travaillait toutes les nuits quand le bateau était parti et qu'il pouvait approcher du sable mouvant. Il disait alors que nous nous en irions ensemble. Mais j'avais peur qu'il ne me laissât derrière lui, une nuit, quand il aurait fini et tout trouvé ; aussi l'ai-je tué. En outre, il ne convient pas que les hommes qui sont une fois venus ici s'échappent. Moi seul, parce que moi, je suis un Brahmine.

La perspective de s'évader avait rappelé sa caste à Gunga Dass. Il se campait debout, marchait et gesticulait violemment. A la fin je parvins à le faire parler de sang-froid, et il me dit comment cet Anglais avait passé six mois, une nuit après l'autre, à explorer pouce par pouce le passage à travers le sable mouvant ; comment il avait déclaré que c'était la simplicité même jusqu'à vingt mètres environ du bord de la rivière après avoir doublé de flanc la corne gauche du fer à cheval. Cette dernière partie de l'itinéraire restait évidemment incomplète, quand Gunga Dass l'avait tué avec son propre fusil.

Dans la frénésie de ma joie à la possibilité de m'échapper, je me rappelle avoir serré avec effusion les mains de Gunga Dass. Nous venions d'en décider, nous tenterions de fuir cette

nuit même. Cet après-midi d'attente nous parut interminable.

Vers dix heures, autant que j'en pus juger, et comme la lune à son lever touchait la lèvre du cratère, Gunga Dass se dirigea vers son terrier pour y prendre les canons de fusil destinés à mesurer notre route. Tous les autres misérables étaient depuis longtemps retirés dans leurs tanières. Le bateau de garde avait disparu en aval quelques heures auparavant, nous étions absolument seuls auprès de la motte aux corneilles. Gunga Dass, en transportant les canons de fusil, laissa glisser le morceau de papier qui devait nous servir de guide. Je m'arrêtai en hâte pour le reprendre, et, ce faisant, j'eus conscience que le diabolique Brahmine s'apprêtait à m'assommer, avec les canons de fusil, d'un coup violent à la base du crâne. Il était trop tard pour me retourner. Je dus recevoir le coup quelque part sur la nuque. Cent mille étoiles de flamme dansèrent devant mes yeux et je tombai en avant sans connaissance au bord du sable mouvant.

Quand je repris mes sens, la lune descendait, et je sentais une douleur insupportable derrière la tête. Gunga Dass avait disparu et j'avais la bouche pleine de sang. Je me recouchai en souhaitant mourir sans plus de peine. Puis la fureur irraisonnée dont j'ai parlé antérieurement s'empara de moi, et je me dirigeai en chancelant vèrs les murailles du cratère. Il me sembla que quelqu'un m'appelait tout bas : « Sahib 1 Sahib ! Sahib ! » exactement comme mon domestique m'appelait le matin. Je crus délirer, mais une poignée de sable tomba à mes pieds. Alors je regardai en l'air et aperçus une tête qui cherchait à voir dans l'amphithéâtre — la tête de Dunnoo, mon valet de chiens et le surveillant de mes coolies. Aussitôt qu'il eut attiré mon attention, il leva la main et me

montra une corde. Je luis fis signe, en titubant de-ci de-là tout le temps, de la jeter. C'étaient deux cordes de punkah, en cuir, nouées ensemble, avec une boucle à un bout. Je passai la boucle par-dessus ma tête sous les aisselles, entendis Dunnoo commander : en avant, eus conscience de me sentir tiré, la figure en bas, vers la crête du talus escarpé, et, l'instant d'après, me retrouvai, la bouche pleine de sable et à moitié évanoui, sur les dunes qui dominaient le cratère. Dunnoo, dont le visage tournait au gris cendre dans le clair de lune, me supplia de ne pas rester là et de regagner ma tente sur l'heure.

Il paraît qu'il avait suivi l'empreinte des sabots de Pornic pendant quatorze milles à travers les sables jusqu'au cratère ; qu'il était retourné prévenir mes serviteurs, lesquels avaient refusé nettement d'avoir rien à faire avec qui que ce fût, blanc ou noir, une fois tombé dans le hideux village de la Mort ; sur quoi Dunnoo avait pris un de mes poneys, deux courroies de punkah, était revenu au cratère, et m'en avait tiré comme je l'ai décrit.

Pour en finir avec cette longue histoire, Dunnoo est maintenant mon serviteur personnel à un mohur d'or par mois — somme que je considère encore beaucoup trop faible pour les services qu'il m'a rendus. Rien au monde ne me ferait retourner auprès de cet endroit diabolique, ni en révéler la place plus clairement que je ne l'ai fait. De Gunga Dass je n'ai jamais trouvé trace, ni ne le désire. Le seul motif qui me fasse livrer ceci à la publicité, c'est l'espoir qu'on puisse un jour identifier, d'après les détails et l'inventaire que j'ai donnés ci-dessus, le cadavre de l'homme au costume de chasse vert olive. »

L'AMENDEMENT DE TODS -

Or, la maman de Tods était singulièrement charmante, et tout le monde à Simla connaissait Tods. La plupart des hommes lui avaient sauvé la vie un jour ou l'autre. Il échappait totalement au contrôle de son ayah (i), et mettait journellement sa vie en péril pour découvrir ce qui arrive quand on tire la queue d'une mule de batterie. C'était le moins timide des petits mécréants ; il avait environ six ans, et c'est le seul bébé qui ait jamais troublé le calme auguste du suprême Conseil Législatif. Voici comment la chose arriva : le chevreau favori de Tods s'échappa, et prit sa course vers le haut de la montagne, de l'autre côté de la route de Boileaugunge, Tods à ses trousses, jusqu'à la pelouse de Viceregal Lodge (2), qui s'appelait Péterhoff en ce temps-là, et fit irruption dans l'enclos. Le Conseil tenait justement séance, et les fenêtres étaient ouvertes à cause de la chaleur. Le lancier rouge qui se tenait sous le porche dit à Tods de s'en aller ; mais Tods connaissait personnellement le lancier rouge et la plupart des membres du Conseil. En

(1) Bonne indigène.

(2) Résidence d été du Vice-Roi des Indes.

outre, il tenait solidement le chevreau par son collier, et se faisait consciencieusement traîner à travers toutes les plates- bandes.

— Donnez mes salaams au long Conseiller Sahib, et dèmandez-lui de m'aider à faire rentrer Moli ! dit Tods tout haletant.

Le Conseil entendit le bruit par les fenêtres ouvertes ; et, au bout d'un instant, on put voit ce spectacle scandaleux : un Membre Législatif et un Lieutenant-Gouverneur en train d'aider, sous la direction immédiate d'un Commandant en Chef et d'un Vice-Roi, un petit garçon très sale, en col marin où dégringolait une broussaille de cheveux bruns, à dompter un biquot alerte et indiscipliné. Ils le conduisirent le long de l'allée jusqu'au Mail, et Tods rentra en triomphe et raconta à sa maman que tous les Sahibs Conseillers l'avaient aidé à rattraper Moii. Sur quoi sa maman fouetta Tods pour être intervenu dans l'administration de l'Empire ; mais Tods rencontra le Membre Législatif le jour suivant, et lui dit en confidence que si le Membre Législatif avait jamais besoin de rattraper une chèvre, lui, Tods, l'y aiderait de tout son pouvoir.

— Merci, Tods, dit le Membre Législatif.

Tods était l'idole de quelque quatre-vingts Jhampanis (i), et de la moitié autant de sais (2). Il s'adressait à tous en disant : « 0 frère. » Il ne lui était jamais entré en tête qu'aucun être sur terre pût désobéir à ses ordres ; et il servait de tampon entre les serviteurs et le courroux de sa maman.

(1) Traîneurs de pousse-pousse.

(2) Grooms.

Toutes les fonctions de cet intérieur avaient pour pivot Tods que chacun adorait, depuis le dhoby (i) jusqu'au valet de chiens. Futteh-Khan lui-même, le vilain chemineau toujours sans place de Mussoorie, évitait d'encourir le déplaisir de Tods de crainte que ses collègues ne jetassent sur lui l'œil de la défaveur.

En ce temps donc, Tods était en honneur dans le pays, de Boileaugunge à Chota Simla, et gouvernait avec justice selon ses lumières. Naturellement, il parlait urdu, mais il avait appris en outre nombre de curieux petits parlers à côté, comme le cholee bolee des femmes, et soutenait de graves controverses indifféremment avec des boutiquiers ou des coolies montagnards.

Il était précoce pour son âge, et la fréquentation des indigènes lui avait enseigné quelques-unes des vérités les plus amères de la vie, entre autres sa mesquinerie et sa misère. Il avait coutume, entre deux cuillerées de soupe au lait, de débiter avec solennité d'austères aphorismes traduits du langage indigène en anglais, qui faisaient tressauter sa maman. Après quoi elle prenait le ciel à témoin qu'il fallail que Tods aille en Angleterre l'été prochain.

Aux jours les plus florissants du règne de Tods, la législature suprême s'occupait d'ébaucher un projet de loi pour les régions Cishimalayennes, révision de l'Acte alors en vigueur, moins important que le Bill Agraire du Punjab, mais n'en intéressant pas moins quelques centaines de milliers d'individus.

Le Membre Législatif avait bâti, étayé, fignolé, amendé

(1) Blanchisseur.

cette ordonnance, tant qu'elle en arrivait à faire le plus bel effet sur le papier. Puis le Conseil se mit en devoir de régler ce qu'il appelait les « détails secondaires », comme si jamais Anglais légiférant pour indigènes en avait su assez pour savoir quels sont les points de moindre ou de majeure importance, au point de vue indigène, dans une mesure quelconque T Où l'ordonnance triomphait, c'était sous le rapport de « la sauvegarde des intérêts du tenancier ». Une des clauses portait que la terre ne pourrait être affermée pour plus de cinq années consécutives ; parce qu'un fermier lié par un bail de vingt ans par exemple ne manquerait point d'être pressuré jusqu'à sa dernière goutte de sueur.

Endiguer un flot permanent de cultivateurs libres dans la région éishimalayenne, telle était l'idée fondamentale du projet.

Ethnologiquement et politiquement elle ne laissait rien à désirer. Son seul défaut c'est qu'elle était fausse d'un bout à l'autre. La vie d'un indigène, dans l'Inde, implique la vie de son fils. Partant, vous ne pouvez faire des lois pour une seule génération à la fois. Il faut, au point de vue indigène, tenir compte de la suivante. Chose curieuse, il arrive que l'indigène, et plus particulièrement dans l'Inde du Nord, se mette à détester un excès de protection contre lui-même. Il y avait une fois un village Naga, où l'on vivait de mules du commissariat mortes et enterrées... Mais cela c'est une autre histoire.

Pour maintes raisons que j'expliquerai plus tard, les intéressés n'approuvaient pas le Bill.

Le Membre Indigène du Conseil en savait autant sur les habitants du Punjab que sur ceux de Charing Cross. Il avait

dit à Calcutta que « le Bill concordait pleinement avec les désirs de cette nombreuse et importante corporation : les cultivateurs » ; et ainsi de suite. Les données du Membre Législatif sur les indigènes se bornaient à des expériences de Durbars (i) où l'on ne parle qu'anglais et à ses rapports avec ses propres chaprassis (2) écarlates ; les districts Cishima- layens ne concernaient personne en particulier ; les Députés Commissaires (3) étaient bien trop surmenés pour faire des représentations et la mesure ne regardait que des petits tenanciers.

Malgré quoi le Membre Législatif priait Dieu de le garder d'une erreur commise, car c'était un homme d'une conscience scrupuleuse jusqu'à la nervosité.

Il ignorait que nul ne peut se targuer de connaître la pensée intime des indigènes s'il ne se mêle à eux, tout vernis dépouillé. Et encore, pas toujours. Mais il agit au mieux de ses lumières. Et la mesure revint devant le Conseil Suprême pour y recevoir les retouches finales, tandis que Tods patrouillait à cheval tous les matins à travers le Burra (4), Bazar de Simla, et jouait avec le singe de Ditta Mull le bunnia (5), et recueillait, comme un enfant peut faire, tous les lambeaux de conversation à propos de ce nouveau caprice du Lal Sahib.

(1) Assemblée délibérante ou de gala tenue par ou pour des princes indiens.

(2) Fonctionnaire du Service Civil chargé d'un district.

(3) Appariteurs-huissiers indigènes au service de fonctionnaires et généralement vêtus de rouge.

(4) Grand.

(5) Marchand.

Un jour, on donnait un grand dîner chez la maman de Tods, et le Membre Législatif y assistait. Tods était au lit, mais il se tint éveillé jusqu'à ce qu'il entendît les éclats de rire des hommes à l'heure du café. Alors il s'évada pieds nus, sa petite robe de chambre en flanelle rouge sur son costume de nuit, et alla se réfugier aux côtés de son père, sachant bien qu'on ne le renverrait pas.

— Les voilà bien, les misères de la famille ! — dit le père de Tods en donnant à Tods trois prunes, de l'eau dans un verre où il y avait eu du claret, et en lui disant de se tenir tranquille.

Tods se mit à sucer lentement les prunes, sachant qu'il lui faudrait partir lorsqu'elles seraient finies, et à boire son eau rose à petites gorgées comme un homme du monde, tout en écoutant la conversation. Tout à coup, le Membre Législatif qui causait « boutique » avec le chef du département, parla du Bill sous son nom officiel — « La Révision de l'Acte des Districts Cishimalayens ». Tods ne retint que le mot indigène, et, élevant sa petite voix, dit :

— Oh ! je sais tout sur ça ! Est-ce qu'il est déjà murra- mulled, Sahib conseiller ?

— Combien ? dit le Membre Législatif.

— Murramutted, — raccommodé. — Fait theek, vous savez — arrangé pour faire plaisir à Ditta Mull !

Le Membre Législatif quitta son siège et vint s'installer auprès de Tods.

— Qu'est-ce que vous savez là-dessus, mon petit bonhomme ? dit-il.

— Je ne suis pas un petit bonhomme, je suis Tods ; et je sais tout sur ça. Ditta Mull, et Choga Lall, et Amir Nath,

et — oh, des lakhs (i) d'amis m'en parlent dans les bazars quand je cause avec eux.

,- Oh, ils en parlent, vraiment ? que disent-ils, Tods ? Tods ramassa ses pieds sous sa robe de chambre en flanelle rouge et dit :

— Il faut que je éfléchisse.

Le Membre Législatif attendit avec patience. Puis, Tods, sur un ton de compassion infinie :

— Vous ne parlez pas comme moi, n'est-ce pas Sahib

Conseiller ?

— Non ! j'ai honte de l'avouer, répondit le Membre Législatif.

— Très bien, dit Tods, il faut que je é fléchisse en anglais. Il passa une minute à mettre ses idées en ordre, et commença très lentement, en traduisant mentalement du parler indigène en anglais, comme font beaucoup d'enfants anglo- indiens. Il faut vous rappeler que le Membre Législatif l'aidait de ses questions quand il s'arrêtait, car Tods n'eût pas suffi à l'essor d'éloquence soutenue qu'on va lire.

— Ditta Mull dit : « C'est un bavardage d'enfant et l'ouvrage de plusieurs fous. » Mais ce n'est pas moi qui pense que vous êtes un fou, Sahib Conseiller, Tods s'empressa-t-il d'ajouter. Vous m'avez rattrapé ma chèvre. Voici ce que Ditta Mull dit : « Je ne suis pas un fou, et pourquoi le Sirkar (2) dirait-il que je suis un enfant ? Je peux voir si la terre est bonne et si le maître est bon. Si je suis un fou, que le mal en retombe sur ma tête. Pour cinq années je prends

(1) Un lakh — une centaine de mille.

(2) Gouvernement.

ma terre pour laquelle j'ai mis de l'argent de côté, et je prends une femme aussi, et il naît un petit garçon. » Ditta Mull a maintenant une fille, mais il a dit pour sûr qu'il aura un garçon, bientôt. Et il dit : « Au bout de cinq ans, grâce à ce nouveau bundobusl (i), il faut m'en aller. Si je ne m'en vais pas, il faut mettre de nouveaux cachets et des timbres de lakkus (2) sur les papiers, peut-être au milieu de la moisson, et si c'est sagesse d'aller devant la justice, y aller deux fois ; c'est Jehannum (3). » C'est loul à fail vrai, expliqua Tods avec gravité. Tous mes amis le disent. Et Ditta Mull dit : « Toujours de nouveaux lakkus et donner de l'argent aux vakils (4) et aux chaprassis et aux gens de loi tous les cinq ans, ou bien le propriétaire me fait partir. Pourquoi désire- rais-je m'en aller ? Suis-je un fou ? Si je suis un fou et ne sais pas, après quarante ans, reconnaître la bonne terre quand je la vois, que je meure ! Mais si le nouveau bundobusl arrange la chose pour quinze ans, ça c'est bien et c'est sage. Mon petit garçon est alors un homme, et moi je suis brûlé, et il prend cette terre ou une^autre, et ne paie qu'une fois pour les timbres de lakkus sur les papiers, et puis son petit garçon est né, et, au bout de quinze ans, c'est un homme à son tour. Mais où est le profit avec cinq ans et de nouveaux papiers ? Rien que dikh, ennui, dikh. Nous ne sommes pas des jeunes gens, nous autres qui prenons ces terres, mais de vieilles gens — pas des jâls (5), mais des travailleurs avec un peu

(1) Arrangement ; le combinazione italien.

(2) Pour : taxe.

(3) Géhenne.

(4) Fonctionnaire indigène.

(5) Race du Punjab qui fournit l'armée coloniale anglaise de soldats d'élite.

d'argent — et pour quinze ans nous aurions la paix. Nous ne sommes pas des enfants pour que le Sirkar nous traite ainsi. »

Ici Tods s'arrêta court, car toute la table écoutait. Le

Membre Légal dit à Tods :

— Est-ce tout ?

— Tout ce que je peux me rappeler, dit Tods, mais ce qu'il faut voir c'est le grand singe de Ditta Mull. Il ressemble tout à fait à un Sahib conseiller.

— Tods ! Allez vous coucher, dit son père. Tods ramassa la traîne de sa robe de chambre et se retira.

Le Membre Législatif abattit avec fracas son poing sur la table.

— Par Jupiter ! dit le Membre Législatif, je crois que l'enfant a raison. La courte tenure, voilà le point faible.

Il partit de bonne heure, réfléchissant à ce que Tods avait dit. Or, il était évidemment impossible à un Membre Légal d'aller jouer avec le singe d'un bunnia, pour se rendre compte ; mais il fit mieux. Il s'informa, sans perdre de vue ce fait que le véritable indigène — pas l'hybride, la mule élevée l'Université — est aussi timide qu'un poulain, et, petit à petit, il amena par douceur et persuasion quelques-uns des plus directement intéressés à exposer leurs idées.

Elles cadraient fort étroitement avec la déposition de Tods. C'est ainsi que le Bill fut amendé dans ce sens ; et le Membre Législatif se sentit envahi d'un soupçon, et douta que les Membres Indigènes représentassent beaucoup plus que les ordres qu'ils portent sur leur poitrine. Mais il chassa cette pensée comme peu libérale. C'était un libéral dans toute la force du terme.

Au bout de quelques temps, la nouvelle se répandit dans les bazars que Tods avait fait réformer la clause du Bill concernant la tenure, et si la maman de Tods n'était pas intervenue, Tods se serait rendu malade avec le contenu des corbeilles de fruits, de pistaches, de raisin de Caboul et d'amandes qui encombraient la véranda. Jusqu'à son départ pour l'Angleterre, Tods fut tenu dans l'estime populaire à quelques degrés au-dessus du Vice-Roi, mais du diable si dans sa petite tête Tods y comprit jamais rien.

Dans la boîte à papiers particulière du Membre Législatif, gît encore le brouillon de l'acte revisé des Districts Cishi- malayens ; et, en face de la clause 22, écrits au crayon bleu, et signés par le Membre Législatif, on lit ces mots : « Amendement de Tods. »

LA MARQUE DE LA BÊTE

De voi dieux où des miens — vous on moi savons-nous quels sont les plus forts f

Proverbe indigène.

Quelques gens tiennent qu'à l'est de Suez la Providence suspend son contrôle direct, l'homme y passant au pouvoir des dieux et des diables de l'Asie, et la Providence (modèle Eglise d'Angleterre) s'y bornant à une surveillance occasionnelle et anodine en ce qui regarde les Anglais.

Cette théorie explique quelques-unes des horreurs les plus gratuites de la vie dans l'Inde ; elle peut à la rigueur aider à comprendre mon histoire.

Mon ami Strickland, de la Police, qui en sait autant sur les indigènes de l'Inde que nul n'a besoin d'en savoir, pourra témoigner des faits de la cause. Dumoise, notre médecin, fut également témoin de ce que Strickland et moi nous avons vu. La conclusion qu'il tira des faits est absolument erronée. Aujourd'hui, il est mort : il mourut de façon assez singulière, qui a été décrite ailleurs.

Lorsque Fleete arriva dans l'Inde, il possédait quelque argent et un peu de terre dans les Himalayas, auprès d'un endroit appelé Dharmsala. L'un et l'autre lui avaient été

laissés par un oncle, et il était revenu en tirer rapport. C'était un homme de haute taille, lourd, inoffensif et sans fiel. Sa connaissance des indigènes se trouvait naturellement bornée, et il se plaignait des difficultés de la langue.

Venu à cheval de son logis dans la montagne passer le jour de l'An au chef-lieu du district, il descendit chez Strickland. La veille du jour de l'An, il y eut un grand dîner au club, et, —- chose excusable, — soirée congrument arrosée. Dans une réunion de gens arrivés des quatre bouts de l'Empire, on a droit d'être de belle humeur. La frontière nous avait envoyé de là-haut un contingent de Caich'em-alive-O's (i) qui n'avaient pas vu vingt visages blancs dans l'année, gens accoutumés à faire quinze milles de cheval pour aller dîner au fort le plus proche, au risque d'une balle de montagnard Khyberi à la place de leurs rafraîchissements. Ils mirent à profit une sécurité si nouvelle, en tâchant de jouer à la poule avec un hérisson roulé en boule qu'ils avaient trouvé dans le jardin, et l'un d'eux fit faire au marqueur le tour de la chambre en le portant entre ses dents. Une demi-douzaine de planteurs étaient venus du Sud et causaient « cheval » avec le plus Grand Menteur d'Asie, lequel tâchait d'en trouver de meilleures à toutes leurs histoires à la fois. Tout le monde était là, comme pour un « serrez les rangs » général : le compte des pertes en camarades morts ou hors de combat, tombés au cours de l'année passée. Ce fut positivement une soirée très arrosée, et je me souviens que nous chantâmes Auld Lang Syne les pieds dans la grande coupe du championnat de Polo, et la tête parmi les étoiles, en nous jurant mutuelle-

- (1) Textuellement : « Prends-les tout vifs », troupes irrégulières.

ment une amitié sans égale au monde. Plus tard, quelques- uns de ceux-là s'en sont allés annexer des Birmanies, d'autres ouvrir le Soudan et se faire ouvrir eux-mêmes par les Fuzzies (i) lors de ce rude coup de torchon sous les murs de Souakim, quelques-uns décrochèrent étoiles et médailles, certains se marièrent, ce qui ne leur valut rien, d'autres firent d'autres choses qui valaient moins encore, et le reste d'entre nous demeura dans ses chaînes à trimer pour remplir des bourses trop plates, à force d'expériences trop courtes.

Fleete commença la soirée par du sherry and billers, but du champagne à rasades régulières jusqu'au dessert, celui-ci accompagné d'un Capri sec, raclant la gorge et fort comme du whiskey ; il prit de la bénédictine avec son café, quatre ou cinq whiskey et sodas pour corser son jeu à la poule, grillade et bière à deux heures et demie, et vieille eau-de-vie pour finir. Conséquemment, en sortant du club, à trois heures et demie du matin, par une gelée de 14", il se mit en colère contre son cheval parce qu'il toussait, et essaya de se mettre en selle à saute-mouton. Le cheval se déroba et retourna aux écuries ; sur quoi Strickland et moi formâmes une garde de déshonneur pour reconduire Fleete chez lui.

Notre chemin traversait le bazar et passait devant un petit temple d'Hanuman, le Dieu-Singe, divinité de marque et digne de respect. Tous les dieux ont de bons côtés, absolument comme tous les prêtres. Personnellement, je fais grand cas de Hanuman, et j'ai des bontés pour son peuple — les grands singes gris de la montagne. On ne sait jamais quand on peut avoir besoin d'un ami.

(1) Fuzzie-Wuzzie, sobriquet donné par les soldats anglais à certaines tribus d'Afrique Orientale.

Il y avait de la lumière dans le temple, et, en passant, nous pûmes entendre des voix d'hommes qui chantaient des hymnes. Dans un temple indigène, les prêtres se lèvent à toutes les heures de la nuit pour honorer leur dieu. Avant que nous ne puissions l'arrêter, Fleete s'était élancé sur les marches, avait allongé à deux prêtres une claque amicale dans le dos, et écrasait gravement la cendre du bout de son cigare au front de l'idole en pierre rouge. Strickland essaya de l'entraîner au dehors, mais lui s'assit et dit solennellement :

— Vous voyez ça ? C'est marque de la B-bête ! Moi, qui l'ai faite. Chouette, hein ?

En moins d'une minute, le temple s'emplit de désordre et de rumeur, et Strickland, qui savait ce qu'il en coûte de polluer les dieux, déclara qu'il pourrait bien se passer tout à l'heure des choses. En vertu de sa situation officielle, de son séjour prolongé dans le pays et de son faible pour se mêler aux indigènes, il était, lui, connu des prêtres, et ressentait quelque contrariété. Fleete s'assit par terre en refusant de bouger. Il déclara que « cette vieille branche d'Ha- numan » faisait le plus doux des oreillers.

Là-dessus, sans avertissement préalable, un Homme d'Argent sortit d'un réduit derrière l'image du Dieu. Il était entièrement nu par ce froid mortel, et son corps brillait comme de l'argent givré, car c'était ce que la Bible appelle « un lépreux aussi blanc que neige ». De plus, il n'avait pas de visage, étant lépreux de plusieurs années, et son mal étant lourd sur sa tête. Nous deux, nous nous baissions pour enlever Fleete, tandis que le temple s'emplissait de plus en plus, comme si la foule eût jailli de terre, quand l'Homme d'Ar-

gent se glissa par-dessous nos bras, en faisant un bruit qui ressemblait exactement au miaulement d'une loutre, saisit Fleete à plein corps, et laissa tomber sa propre tête sur la poitrine de l'autre avant que nous ayons pu l'arracher de là. Puis il se retira dans un coin et s'assit en miaulant, tandis que la foule bloquait toutes les portes.

La colère des prêtres avait paru très grande jusqu'au moment où l'Homme d'Argent toucha Fleete ; cette caresse sembla les apaiser.

Au bout d'un silence de quelques minutes, l'un des prêtres vint à Strickland, et lui dit, en parfait anglais :

— Emmenez votre ami. Il a fini avec Hanuman, mais Ha- numan n'en a pas fini avec lui.

La foule s'écarta, et nous emportâmes Fleete sur la route. Strickland était fort mécontent. Il dit que nous aurions tous dû recevoir des coups de couteau, et que Fleete pouvait remercier son étoile d'être sorti de là sain et sauf.

Fleete ne remercia personne. Il déclara qu'il voulait aller se coucher. Il était magnifiquement saoul.

Nous avancions, Strickland gardant un silence rageur, quand Fleete fut pris de frissons violents et de sueurs. Il trouvait ces odeurs du bazar insupportables, s'indignait qu'on autorisât des abattoirs si près des logis anglais.

— Est-ce que vous ne sentez pas le sang ? dit Fleete. Nous le mîmes enfin au lit, juste au lever du jour, et Strickland m'invita à prendre un autre whiskey et soda. Pendant que nous buvions, il parla de l'affaire du temple, et m'avoua qu'il en demeurait absolument déconcerté. Strickland a horreur de se faire mystifier par les indigènes, parce que son métier dans la vie est de maintenir sa supériorité en

se servant de leurs propres armes. Il n'a pas encore réussi, mais d'ici quinze ou vingt ans, il aura fait quelques petits progrès.

— Ils auraient dû nous assassiner, dit-il, au lieu de nous miauler après. Je me demande ce qu'ils voulaient. Je n'aime pas ça le moins du monde.

Je dis que le Conseil de Fabrique du Temple nous intenterait, selon toute vraisemblance, une action criminelle pour insulte à leur religion. Il existe dans le Code pénal indien un article qui vise précisément l'offense dont Fleete s'était rendu coupable. Strickland déclara qu'il serait trop heureux de leur voir prendre pareille mesure et qu'il le souhaitait vivement. Avant de partir, je regardai dans la chambre de Fleete, et le vis couché sur le côté droit, qui se grattait le sein gauche. Puis, je gagnai mon lit, transi, morose et mal en point, sur le coup de sept heures du matin.

A une heure, je me rendis à cheval à la maison de Strickland pour m'enquérir du mal aux cheveux de Fleete. Je me doutais qu'il en aurait un sérieux. Fleete déjeunait, il avait l'air souffrant. Très en colère, il injuriait le cuisinier qui ne lui avait pas donné sa côtelette saignante. Un homme qui peut manger de la'" viande crue après une nuit arrosée, c'est un phénomène. Je le dis à Fleete, qui se mit à rire.

— Vous élevez de drôles de moustiques dans ces parages, dit-il. Ils m'ont lardé vif. Mais rien qu'à un endroit.

— Voyons la morsure, dit Strickland. L'enflure a dû tomber depuis ce matin.

Pendant qu'on préparait les côtelettes, Fleete ouvrit sa chemise et nous'montra, juste au-dessus du sein gauche, une marque, reproduction exacte des rosettes noires qu'on voit

sur une peau de léopard, — cinq ou six taches disposées en rond. Strickland regarda, et dit :

— Ce n'était que rose, ce matin. C'est devenu noir à présent.

Fleete courut à une glace.

— Par Jupiter, dit-il, voilà qui est vilain. Qu'est-ce que cela peut bien être ?

Nous ne pûmes répondre. Les côtelettes arrivaient à ce moment, rouges et juteuses, et Fleete en enfourna trois de la manière la plus révoltante.

Il mangeait en se servant seulement des molaires de gauche, avec un mouvement de tête par-dessus l'épaule droite, en même temps qu'il portait la viande à sa bouche. Lorsqu'il eut fini, il perçut tout à coup l'étrangeté de sa conduite, car il dit en manière d'excuse :

— Je ne crois pas avoir jamais eu si faim de ma vie. J'ai dévoré comme une autruche.

Après déjeuner, Strickland me dit :

— Ne vous en allez pas. Restez ici, et passez la nuit. Attendu que ma maison se trouvait à moins de trois milles de celle de Strickland, cette prière me paruf absurde. Mais Strickland insista, et il allait dire quelque chose, quand Fleete l'interrompit en déclarant d'un air honteux qu'il se sentait faim de nouveau. Strickland envoya un homme chez moi chercher ma literie et un cheval, puis nous descendîmes tous trois vers les écuries pour passer le temps jusqu'à l'heure de la promenade. Quand on a le goût des chevaux, on ne se lasse jamais de les regarder ; et deux hommes, à tuer le temps de cette manière, font bon échange de mensonges et d'informations.

Il y avait cinq chevaux dans les écuries, et je n'oublierai jamais la scène qui se produisit comme nous essayions de les examiner. Ils semblaient devenus subitement enragés. Ils pointaient, avec des hennissements aigus, manquaient d'arracher leurs piquets, suant, tremblant, écumant, en proie à, tout l'affolement de la peur. Les chevaux de Strickland le connaissaient aussi bien que ses chiens ; ce qui rendait le fait plus curieux encore. Nous quittâmes les écuries dans la crainte de voir s'abattre les bêtes en panique. Puis Strickland revint sur ses pas pour m'appeler. Les chevaux encore effrayés se laissèrent nonobstant flatter, caresser, et se cachèrent la tête sur notre poitrine.

— Ce n'est pas de nous deux qu'ils ont peur, dit Strickland. Savez-vous, eh bien, je donnerais trois mois de solde pour entendre Outrage parler en ce moment.

Mais Ouirage resta muet, et se contenta de se blottir contre son maître et de souffler par les naseaux, selon la coutume des chevaux lorsqu'ils veulent expliquer des choses sans pouvoir y parvenir. Fleete revint vers nous tandis que nous étions dans les stalles, et, dès que les chevaux l'aperçurent, leur terreur reprit de plus belle. C'est tout au plus si nous pûmes nous tirer de là sans recevoir des coups de pieds. Strickland dit :

— Ils n'ont pas l'air de vous aimer, Fleete.

— Quelle bêtise ! dit Fleete ; ma jument me suit comme un chien.

Il se dirigea vers elle ; elle occupait un box ; mais au moment où il poussa le verrou, elle fit un saut de mouton, le culbuta et s'échappa dans le jardin. Je me mis à rire, mais Strickland, lui, ne semblait pas goûter la plaisanterie. Il

prit sa moustache à deux poings, et la tira presque à l'arracher. Quant à Fleete, au lieu de courir après son bien, il bâilla en déclarant qu'il se sentait envie de dormir. Il rentra se coucher, singulière façon, à vrai dire, de passer le jour de l'An.

Strickland s'assit près de moi dans l'écurie, et me demanda si je discernais quelque chose de particulier dans les manières de Fleete. Je répondis qu'il mangeait comme une bête, mais que ce pouvait être le résultat de sa vie solitaire dans la montagne, loin de toute société raffinée et supérieure, du genre de la nôtre par exemple. Strickland continuait à ne pas me trouver plaisant. Je ne crois pas qu'il m'écoutait, car sa phrase suivante avait rapport à la marque sur la poitrine de Fleete ; je hasardai que cela pouvait provenir des mouches vésicantes, à moins que ce fût un signe congénital, latent jusqu'alors, et qui se montrait pour la première fois. Nous convînmes tous deux que c'était peu agréable à regarder, et Strickland trouva l'occasion de me traiter d'idiot.

— Je ne peux pas vous exprimer ce que je pense en ce moment, déclara-t-il, parce que vous me jugeriez aliéné ; mais il faut que vous demeuriez avec moi pendant quelques jours, si cela vous est possible. J'ai besoin de votre aide pour garder Fleete, mais ne me dites pas votre opinion jusqu'à ce que je sois fixé.

— Mais je dîne en ville ce soir, dis-je.

— Moi aussi, dit Strickland, et Fleete pareillement. Du moins, s'il ne change pas d'avis.

Nous fîmes un tour dans le jardin en fumant, mais sans parler — nous étions intimes, et causer gâte le bon tabac — jusqu'au moment où nos pipes s'éteignirent. Alors nous

allâmes réveiller Fleete. Il était tout réveillé déjà et se promenait avec agitation dans sa chambre.

— Dites donc, je voudrais des côtelettes, dit-il. Est-ce possible ?

Nous répondîmes en riant :

— Allez vous habiller. Les poneys seront là dans un instant.

— Très bien, dit Fleete. Je sortirai quand j'aurai eu les côtelettes — saignantes, n'est-ce pas.

Il semblait y tenir. Il était quatre heures, nous avions déjeuné à une heure ; malgré quoi, longtemps encore, il demanda les côtelettes saignantes. Puis il se mit en tenue de cheval, et sortit sous la véranda. Son poney — on n'avait pas rattrapé la jument — ne voulut pas se laisser approcher. Les trois chevaux étaient intraitables — fous de terreur — et Fleete finit par dire qu'il allait rester à la maison et demander quelque chose à manger. Strickland et moi partîmes à cheval fort perplexes. Comme nous passions devant le temple d'Hanuman, l'Homme d'Argent sortit et miaula derrière nous.

— Ce n'est pas un des prêtres réguliers du temple, dit Strickland. Je crois que j'aimerais tout particulièrement lui mettre la main dessus.

Notre galop sur l'hippodrome manqua d'élasticité ce soir- là. Les chevaux n'avaient pas de nerf, et semblaient fourbus.

— Cette alerte après le déjeuner les a claqués, dit Strickland.

Ce fut la seule remarque qu'il fit pendant le reste de la promenade. Une fois ou deux, je crois, il jura tout bas ; mais cela ne compte pas.

Nous rentrâmes. à sept heures. Il faisait noir, aucune lumière cependant n'apparaissait dans le bungalow.

— Quelles fainéantes brutes que mes domestiques ! dit

Strickland.

Mon cheval se cabra devant un objet gisant en travers de l'allée carrossière, et Fleete se dressa sous son nez.

— Qu'est-ce que vous faites à ramper dans le jardin ? demanda Strickland.

Mais les deux chevaux s'emballèrent, et faillirent nous jeter bas. Nous mîmes pied à terre auprès des écuries et retournâmes vers Fleete, qui était à quatre pattes sous les orangers nains.

— Que diable vous prend-il ? demanda Strickland.

— Rien, rien du tout, répondit Fleete, en parlant très vite et la voix pâteuse. J'étais à jardiner — la botanique, vous voyez. Délicieuse, cette odeur de terre. Je crois que je vais aller me promener — une longue promenade — toute la nuit.

Je m'en rendis compte, alors, que quelque chose clochait pour de bon, et je dis à Strickland :

— Je ne dînerai pas en ville.

— Dieu merci ! dit Strickland. Voyons, Fleete, relevez- vous. Vous allez prendre la fièvre ici. Venez dîner, et faisons allumer les lampes.

Fleete se releva à contre-cœur, et dit :

— Pas de lampes — pas de lampes. On est beaucoup mieux ici. Dînons dehors et demandons encore des côtelettes — et saignantes — de la chair rouge qui craque.

Or, les nuits en décembre, dans l'Inde septentrionale, sont glaciales, et la proposition de Fleete était celle d'un dément.

— Rentrez, dit Strickland sévèrement. Rentrez tout de suite avec nous.

Fleete s'en vint, et quand on eut apporté les lampes nous vîmes qu'il était littéralement crépi de boue, de la tête aux pieds. Il devait s'être roulé dans le jardin. Il fuit la lumière et rentra dans sa chambre. Ses yeux étaient horribles à regarder. Une flamme verte y transparaissait, si je puis dire, qui n'était point leur lumière propre, et la lèvre inférieure pendait.

Strickland dit :

— Il y aura du grabuge — quelque chose de sérieux ce soir. Ne changez pas de vêtements.

Nous attendîmes, indéfiniment, la réapparition de Fleete, et commandâmes le dîner entre temps. Nous pouvions l'entendre aller et venir dans sa chambre, mais il n'avait pas de lumière. Tout à coup s'éleva de la chambre le hurlement prolongé d'un loup.

On écrit ou l'on raconte que le sang se glace ou que les cheveux se dressent, et autres clichés de ce genre. L'une et l'autre sensation sont trop horribles pour en plaisanter. Mon cœur s'arrêta comme cloué d'un coup de couteau, et Strickland devint aussi blanc que la nappe.

Le hurlement se répéta, et au loin, à travers les champs, un autre hurlement lui répondit. C'était le bouquet, l'horreur à son comble.

Strickland s'élança dans la chambre de Fleete. Je suivis, et nous aperçûmes Fleete sur le point de sauter par la fenêtre. Il faisait des bruits bestiaux du fond de la gorge. Il ne put pas répondre aux phrases que nous lui criions. Il bavait.

Je ne me rappelle pas bien ce qui suivit, mais je crois que Strickland dut l'étourdir d'un coup de tire-bottes, sans quoi je n'aurais jamais pu m'asseoir sur sa poitrine. Fleete ne pouvait pas parler, il ne pouvait que grogner, et ces grognements étaient ceux d'un loup, non d'un homme. Son âme humaine devait avoir fléchi peu à peu durant toute la journée pour s'évanouir avec le crépuscule. Nous avions à faire à une bête, une bête qui avait été Fleete autrefois.

L'aventure défiait toute expérience humaine et rationnelle. Je voulus prononcer le mot d' « hydrophobie », mais le mot s'étrangla dans ma gorge, parce que je savais que je mentais.

Nous attachâmes la Bête avec les courroies de cuir du punkah, nous lui liâmes ensemble les pouces et les orteils, et lui fîmes un bâillon d'une corne à chausser — cela fait un excellent bâillon pour peu qu'on sache s'en servir. Puis, l'ayant transportée dans la salle à manger, nous envoyâmes un homme chez Dumoise, le docteur, pour lui enjoindre de venir sur-le-champ. Après avoir expédié le messager, comme nous reprenions haleine, Strickland dit :

— A quoi bon ? Un médecin n'y fera rien.

Je savais, moi aussi, qu'il avait raison.

La tête de la Bête était libre, et elle la jetait de côté et d'autre. En entrant dans la pièce, on aurait cru, à l'odeur, que nous préparions une peau de loup. C'est là le plus répugnant détail dont je me souvienne.

Strickland s'assit le menton dans la paume de la main, considérant la Bête qui se tordait sur le plancher, mais sans rien dire. La chemise s'était déchirée dans la lutte et laissait voir la marque, la rosette noire sur le sein gauche. Elle

se détachait en relief maintenant, comme une ampoule.

Dans le silence de notre veille, nous entendîmes quelque chose miauler dehors comme une femelle de loutre. Nous nous dressâmes sur nos pieds, et, j'en réponds pour moi- même sinon pour Strickland, une nausée me souleva le cœur — à la lettre.

Dumoise arrivait, et jamais je ne vis petit homme montrer surprise moins professionnelle. Il déclara que c'était un cas navrant d'hydrophobie, et qu'il n'y avait rien à tenter. Du moins les palliatifs ne feraient que prolonger l'agonie. La Bête écumait à la bouche. Fleete, comme nous le dîmes à Dumoise, avait été mordu une ou deux fois par des chiens. Pour peu qu'on possède une demi-douzaine de terriers, on doit s'attendre à un coup de dent un jour ou l'autre. Dumoise ne pouvait nous apporter aucun secours. Il n'était bon qu'à certifier que Fleete mourait de rage. La Bête à ce moment recommençait à hurler, car elle avait réussi à rejeter la corne à chausser. Dumoise se déclara prêt à confirmer la cause de la mort. La fin, ajoutait-il, ne faisait aucun doute. C'était un brave petit homme, et il s'offrit à rester avec nous ; mais Strickland refusa ce service. Il ne tenait pas à gâter le jour de l'An de Dumoise. Il lui demanderait seulement de livrer au public la véritable cause de la mort de Fleete.

Là-dessus Dumoise nous quitta, tout bouleversé, et aussitôt que le bruit des roues de la charrette se fut éteint dans l'éloi- gnement, Strickland, à mi-voix, me fit part de ses soupçons. Ils étaient si follement improbables qu'il n'osait pas les formuler tout haut; et moi, qui tombais généralement d'accord avec toutes les théories de Strickland, je me sentais si honteux de leur donner crédit que je fis semblant de protester.

— Même si l'Homme d'Argent avait jeté un sort à Fleete pour avoir pollué l'image d'Hanuman, le châtiment n'aurait pas pris un effet si rapide.

Comme je murmurais cela, le cri, au dehors, s'éleva de nouveau, et la Bête se débattit dans un nouvel accès, au point que nous eûmes peur de voir céder les liens qui la garrottaient.

— Faites attention ! dit Strickland. Si cela se produit six fois, je prends la loi sur moi. Je vous ordonne de m'aider.

Il entra dans sa chambre et en ressortit au bout de quelques minutes avec les canons d'un vieux fusil de chasse, un morceau de ligne de pêche, de la ficelle solide, et son bois de lit massif. Je lui dis que les convulsions avaient suivi le cri de deux secondes chaque fois, et que la Bête s'affaiblissait visiblement.

Strickland murmura :

— Mais la vie, la vie, il ne peut pas prendre cela 1

Je dis, conscient malgré tout de plaider contre moi- même :

— Ce doit être un chat. Ça ne peut être qu'un chat. Si l'Homme d'Argent est responsable, comment ose-t-il venir ici ?

Strickland attisa la braise dans l'âtre, enfonça les canons de fusil au plus ardent du foyer, étendit la ficelle sur la table, et cassa une canne en deux. Il y avait là un mètre de ligne de pêche en boyau recouvert d'un fil de laiton, du modèle usité pour la pêche au Mahseer (i), et il en assembla les deux bouts en nœud coulant.

(1) Poisson de rivière.

Puis il dit :

— Comment s'emparer de lui ? Il importe de le prendre vivant et sans blessure.

Je répondis qu'il fallait s'en remettre à la Providence, et nous dissimuler en silence, armés de maillets de polo, dans le massif d'arbustes devant la maison. L'homme ou l'animal qui émettait le cri circulait évidemment autour du bungalow avec la régularité d'un veilleur de nuit. Notre tactique consisterait à l'attendre dans le taillis jusqu'à ce qu'il approchât, puis à le terrasser.

Strickland adopta le plan et nous nous glissâmes par une fenêtre des salles de bain dans la véranda principale, et, de l'à, en traversant l'allée, parmi les buissons.

Au clair de lune nous vîmes le lépreux tourner l'angle de la maison. Il était entièrement nu, et de temps en temps il miaulait et s'arrêtait pour danser avec son ombre. Cela formait un spectacle peu attrayant, et en pensant au pauvre Fleete réduit à pareille dégradation par un être aussi ab'ject, je refoulai mes scrupules et résolus d'aider Strickland depuis les canons de fusil rougis jusqu'au nœud coulant — des reins à la tête et de la tête aux reins — sans rien épargner des tortures qui pourraient être nécessaires.

Le lépreux fit halte un instant sous le porche à l'entrée, et nous sautâmes dessus avec nos bâtons. Il était doué d'une force étonnante, et nous eûmes peur de le voir s'échapper ou recevoir un coup mortel avant de tomber entre nos mains. Nous imaginions qu'un lépreux devait être frêle de constitution : notion erronée, comme il fallut le reconnaître. Strickland lui fit perdre l'équilibre d'un coup de travers dans les jambes et je lui mis mon pied sur la gorge. Il miaulait hi-

deusement, et même, à travers mes bottes de cheval, je pouvais sentir que sa chair n'était point celle d'un homme sain.

Il tentait de nous frapper avec les moignons de ses bras et de ses jambes. Il fallut lui passer la mèche nouée d'un fouet de chiens par-dessous les aisselles, et le traîner à reculons dans le hall, puis de même dans la salle à manger où gisait la Bête. Là, nous le liâmes avec des courroies de malles. Il n'essayait pas de fuir, mais miaulait.

Au moment de sa confrontation avec la Bête la scène devint indescriptible. La Bête se courba en arrière, en arc de cercle, comme dans le spasme d'un empoisonnement à la strychnine, et gémit de la façon la plus lamentable. Plusieurs autres choses se passèrent également, impossibles à transcrire ici.

— Je crois que j'avais raison, dit Strickland. Maintenant nous allons lui demander de guérir ce cas.

Mais le lépreux ne fit que miauler. Strickland s'enveloppa la main d'une serviette, et retira du feu les canons de fusil. Je fis passer la moitié de la canne brisée par la boucle de la ligne de pêche et j'attachai le lépreux commodément au bois de lit de Strickland. Je compris alors conunent des honunes, des femmes et des petits enfants peuvent supporter de voir brûler vive une sorcière ; car la Bête gémissait sur le plancher, et, bien que l'Homme d'Argent n'eût pas de visage, on pouvait voir d'horribles frissons parcourir la dalle plane qui en tenait lieu, exactement comme des ondes de chaleur se jouent sur du fer rouge — un canon de fusil par exemple.

Strickland tint ses mains sur ses yeux un instant et nous

nous mîmes à l'œuvre. Ce qui suit n'est pas destiné à l'impression. ..................

Le jour commençait à poindre quand le lépreux parla. Ses miaulements, jusqu'à ce moment, ne nous avaient donné aucune satisfaction. La Bête gisait évanouie d'épuisement, et la maison était très silencieuse. Nous détachâmes le lépreux en le sommant d'expulser l'esprit malfaisant. Il se traîna vers la Bête et lui posa la main sur le sein gauche. Ce fut tout. Puis il tomba la face contre terre, et geignit, tout en aspirant l'air pendant qu'il geignait, à gorgées convulsives.

Alors nos regards, fixés sur le visage de la Bête, virent l'âme de Fleete remonter dans ses yeux. Puis des gouttes de suceur apparurent sur le front ; et les yeux — des yeux humains cette fois — se fermèrent. Nous attendîmes une heure, mais Fleete dormait toujours. L'ayant transporté à sa chambre, nous enjoignîmes au lépreux de disparaître après lui avoir donné le bois de lit, le drap qui recouvrait celui-ci pour cacher sa nudité, les gants et les serviettes avec lesquels nous l'avions touché, en plus du fouet que nous lui avions passé sous les aisselles. Il roula le drap autour de son corps, et sortit dans la première aube sans parler ni miauler.

Strickland s'essuya le visage et s'assit. Un gong nocturne, au loin dans la cité, piqua sept heures.

— Vingt-quatre heures exactement 1 dit Strickland. Et j'en ai fait assez pour assurer ma révocation, sans compter mon internement à perpétuité dans un asile d'aliénés. Croyez- vous que nous sommes éveillés ?

Le canon de fusil chauffé au rouge avait glissé à terre où

il était en train de roussir le tapis. Il n'y avait pas à se tromper à l'odeur. Elle était vraie.

Ce matin-là, à onze heures, nous allâmes tous deux réveiller Fleete. A l'examen, nous vîmes que la rosette noire, la tache de léopard, avait disparu de sa poitrine. Encore à moitié somnolent, il semblait rompu, mais, dès qu'il nous vit, il dit :

— Oh, le diable vous emporte, vous deux. Bonne année 1

Ne faites jamais de mélanges. Je suis presque mort.

— Merci bien, mais vous êtes en retard, dit Strickland. Nous sommes aujourd'hui, au matin du second jour. Voilà ce que j'appelle faire le tour du cadran.

La porte s'ouvrit, et le petit Dumoise passa la tête. Il était venu à pied, et nous croyait en train d'ensevelir Fleete.

— J'ai amené une garde, dit Dumoise. Je suppose qu'elle peut entrer pour... ce qui est nécessaire.

— Comment donc, dit Fleete avec gaîté, en se mettant sur son séant. Amenez-les vos gardes.

Dumoise resta muet de stupeur. Strickland l'entraîna dehors et lui expliqua qu'il y avait eu sans doute erreur dans le diagnostic. Dumoise, sans desserrer les dents, quitta la maison précipitamment. Il jugeait sa réputation professionnelle en jeu, et se montrait disposé à traiter ce rétablissement en injure personnelle.

Strickland sortit aussi. Quand il revint, il dit qu'étant allé au temple d'Hanuman pour offrir réparation de l'offense faite au Dieu, il lui avait été solennellement affirmé que nul homme blanc n'avait jamais touché l'idole, et qu'il était lui- même une incarnation de toutes les vertus en proie momentanée à l'erreur.

— Qu'en pensez-vous ? dit Strickland.

— « Il y a plus de choses... »

Mais Strickland a horreur de cette citation. Il prétend que je l'ai usée jusqu'à la corde.

Il arriva une autre chose assez curieuse, qui m'effraya tout autant qu'aux pires moments de notre besogne cette nuit-là. Fleete, une fois habillé, vint dans la salle à manger et renifla. Il avait une façon bizarre de remuer les narines en reniflant.

— Quelle horrible odeur de chien ! dit-il. Vous devriez vraiment tenir mieux vos terriers. Essayez du soufre, Strick.

Mais Strickland ne répondit pas. Il saisit le dos d'une chaise et, sans prévenir, fut pris d'une merveilleuse attaque de nerfs. C'est terrible de voir un homme vigoureux terrassé par une crise nerveuse. Alors je fus frappé de l'idée que nous avions lutté avec l'Homme d'Argent, dans cette chambre, pour l'âme de Fleete, et que nous étions à jamais déshonorés comme Anglais, et je me mis à rire, à ouvrir la bouche et à gargouiller aussi honteusement que Strickland, tandis que Fleete croyait que nous étions devenus fous. Il a toujours ignoré ce que nous avions fait.

Quelques années plus tard, Strickland, marié et devenu, pour faire plaisir à sa femme, membre correct et bien pensant de la société, nous examinâmes l'épisode à nouveau, sans passion, et Strickland me suggéra de la soumettre au public.

Je ne pense pas, quant à moi, que cette résolution ait chance d'élucider le mystère : personne, d'abord, n'ajoutera foi à une histoire plutôt déplaisante, et, en second lieu, les dieux des païens n'étant autre chose que de la pierre ou du bronze, — il ne subsiste de doute là-dessus pour aucun homme de sens, — on ne mérite, à les traiter différemment, que la plus juste réprobation.

BISESA

Qu'importe à l'amour la caste ou au sommeil un lit rompu ! Je suis allé chercher l'amour, et je me suis perdu.

Proverbe hindou

Un homme, quoi qu'il arrive, doit s'en tenir à sa caste, à sa race et à son rang. Que les Blancs aillent aux Blancs et les Noirs aux Noirs. De la sorte, quelque mal qu'il advienne, cela rentre dans l'ordre usuel des choses — rien de soudain, d'étrange ou d'inattendu.

Ceci est l'histoire d'un homme qui outrepassa de plein gré les bornes correctes de la société et qui vint sérieusement à s'en repentir.

Il en savait trop pour commencer, et il en vit trop dans la suite. Il prenait à la vie indigène un intérêt excessif ; il ne recommencera jamais.

Enseveli au cœur même de la cité, derrière le buslee de Jitha Megji, se trouve l'impasse d'Amir Nath, laquelle finit contre un mur tout nu percé d'une seule lucarne grillée. A l'entrée de l'impasse on voit une grande étable à bestiaux, et les murs de part et d'autre n'ont point d'ouvertures. Ni

Suchet Singh, ni Gaur Chand n'entendent que leurs femmes voient le monde extérieur. Si Durga Charan en eût ainsi pensé, il serait plus heureux aujourd'hui et la petite Bisesa pourrait pétrir son pain elle-même. Sa chambre plongeait à travers la fenêtre grillée au fond de l'étroit et noir cul-de-sac où le soleil ne venait jamais et où se vautraient les buffles dans la fange bleue. Elle-même était veuve, elle avait à peu près quinze ans, et priait les Dieux nuit et jour de lui envoyer un amant, car elle n'aimait pas la solitude.

Un jour, l'homme en question — c'est Trejago qu'on le nommait — pénétra dans l'impasse d'Amir Nath au cours d'une flânerie vagabonde, et, passé les buffles, trébucha sur un gros tas de fourrage.

Il vit alors que l'impasse se terminait en trappe et entendit un petit rire derrière la fenêtre grillée: C'était un joli petit rire, et Trejago, n'ignorant point qu'en pratique les vieilles Mille el une nuils vous guident toujours à propos, s'avança vers la fenêtre et récita à voix basse le couplet de la Chanson d'Amour de Har Dyal, qui débute ainsi :

Un homme peut-il rester debout devant la face nue du soleil, ou l'amant en présence de la Bien-Aimée ?

Si le pied me manque, ô cœur de mon cœur, suis-je à blâmer, moi qu'aveugle l'éclair de ta beauté ?

On entendit un tintement affaibli de bracelets derrière le grillage, et une petite voix reprit la chanson au cinquième couplet :

Hélas ! Hélas ! La lune peut-elle dire au Lotus son amour quand la porte du ciel est close et que les nuages s'assemblent pour les pluies ?

Ils ont pris ma Bien-Aimée, ils l'ont emmenée sur leurs chevaux de somme vers le Nord.

Ils ont mis des chaînes de fer aux pieds dont mon cœur était l'escabeau.

Que les archers s'apprêtent...

La voix s'arrêta tout à coup, et Trejago sortit de l'impasse d'Amir Nath en se demandant qui diable avait bien pu riposter ainsi du tac au tac et si joliment à la Chanson d'Amour de Har Dyal.

Le lendemain matin, comme il partait en voiture pour son bureau, une vieille femme jeta un paquet dans son dog-cart. Il y avait dans ce paquet la moitié d'un bracelet de verre cassé, une fleur de dhâk aux pétales rouge sang, une pincée de bhusa ou nourriture à bestiaux et onze cardamomes. Ce paquet était une lettre — non pas une lettre maladroite ou compromettante — mais une naïve et inintelligible épître d'amour.

Trejago en savait beaucoup trop sur ces choses, ainsi que je l'ai dit plus haut. Aucun Anglais ne devrait être capable d'interpréter une lettre de ce genre. Mais Trejago étala tous les menus objets sur le couvercle de sa boîte à papiers et se mit à en déchiffrer le rébus.

Un bracelet de verre cassé, cela représente une veuve de religion hindoue d'un bout de l'Inde à l'autre, parce que, à la mort de son mari, on brise à une femme ses bracelets sur les poignets. Trejago comprit le sens du petit morceau de verre. La fleur de dhâk signifie respectivement « désir », « viens », « écris », ou « danger », selon les autres choses qui l'accompagnent. Un cardamome veut dire « jalousie » ; mais quand un des articles figure au nombre de plus d'un dans une lettre

de cette sorte, il perd son sens symbolique et ne représente plus qu'un chiffre indiquant le temps, ou bien le lieu si l'envoi contient aussi de l'encens, du lait caillé ou du safran. Le message s'interprétait donc : Une veuve... fleur de dhâk et bhusa... à onze heures. La pincée de bhusa fut une illumination pour Trejago. Il se rendit compte — ce genre de lettre se prête amplement à la science d'instinct — que le bhusa se rapportait au gros tas de fourrage où il avait buté dans l'impasse d'Amir Nath. Le message devait venir de la personne qu'il avait entendue derrière le grillage, et elle était veuve. La communication devenait : « Une veuve, dans l'impasse où il y a un tas de bhusa, désire que vous veniez à onze heures. »

Tréjago jeta le tout au feu et se mit à rire. Il savait qu'en Orient les hommes ne font pas l'amour sous les fenêtres à onze heures du matin, pas plus que les femmes n'y donnent des rendez-vous une semaine à l'avance. De sorte que cette nuit-là même, à onze heures, vêtu d'un boorkha, lequel peut recouvrir indifféremment un homme ou une femme, il entrait dans l'impasse d'Amir Nath. Aussitôt l'heure piquée aux gongs de la ville, la petite voix derrière le grillage attaqua la chanson d'Amour de Har Dyal, au couplet où la jeune fille Pathan implore Har Dyal de revenir. La chanson est vraiment jolie dans l'original. Traduite, on n'y retrouve plus le ton poignant, la plainte. Elle dit à peu près ceci :

Seule sur la terrasse, vers le Nord, J'épie au soleil l'orage et ses lueurs ;

0 la douceur de tes pas vers le Nord ! Reviens à moi, mon amour, ou je meurs !

A mes pieds couché le bazar sommeille,

Plus bas les chameaux dorment sans rumeur,

Avec tes captifs dont seule je veille...

Reviens à moi, mon amour, ou je meurs 1

Ma marâtre est vieille et l'attente est vaine,

Mon toit sans pitié pèse à mes douleurs,

Et je bois mes pleurs et mange ma peine...

Reviens à moi, mon amour, ou je meurs 1

Comme la chanson s'arrêtait, Trejago s'avança jusqu'au- dessous du grillage, et murmura : Je suis là.

Il faisait bon regarder Bisesa.

Cette nuit-là vit le commencement de maintes étranges aventures, d'une vie double si folle que, jusqu'à ce jour, Trejago se demande parfois s'il n'a pas rêvé tout cela. Bisesa ou sa vieille servante, la même qui avait jeté la lettre figurée, avaient descellé le lourd grillage des briques du mur ; de sorte que la fenêtre glissait en dedans. Il ne restait qu'un carré de maçonnerie à cru par lequel un homme agile pouvait grimper.

Le jour, Trejago poursuivait la routine de son travail de bureau ou bien mettait ses beaux habits et faisait des visites aux dames de la station, tout en se demandant combien de temps elles voudraient le connaître si elles entendaient parler de la pauvre petite Bisesa. La nuit, à l'heure où tout dormait dans la ville, c'était la course sous les plis malodorants du boorkha, la patrouille à travers le bustee de Jita Megji, le brusque crochet dans l'impasse d'Amir Nath entre le bétail dormant et les murailles mortes, puis, à la fin de tout cela, Bisesa et le souffle égal et profond de vieilles femmes qui couchaient derrière la porte de la petite chambre dénudée

que Durga Charan allouait à la fille de sa sœur. De Durga Charan ni de son métier Trejago ne songea guère à s'enquérir ; et jamais il ne lui vint à l'esprit comment, par quel hasard incroyable il ne se fit pas surprendre et poignarder vingt fois, avant la fin de sa démence et le jour où Bisesa... mais le reste vient plus tard.

Bisesa, c'était pour Trejago une joie de tous les instants. Ignorante comme un oiseau, ses versions déformées des rumeurs du monde qui parvenaient jusqu'à sa chambre amusaient Trejago presque autant que le zézaiement de ses tentatives pour prononcer le nom de celui-ci : « Christophe ». Elle ne put jamais arriver à se tirer de la première syllabe et elle faisait de comiques petits gestes avec ses mains pareilles à des feuilles de rose, comme pour jeter le nom très loin d'elle, après quoi elle se mettait à genoux devant Trejago et lui demandait, tout comme l'eût fait une femme de son pays, s'il était sûr de l'aimer bien. Trejago lui jurait qu'il l'aimait mieux que tout au monde, c'était vrai.

Après un mois de cette folie, les exigences de son autre vie forcèrent Trejago à faire montre d'attentions particulières envers une dame de sa connaissance. On peut ériger en règle que tout accident de ce genre donne lieu à des remarques et des discussions non seulement chez gens de même race, mais chez quelque cent cinquante indigènes aussi bien. Trejago dut se promener avec cette dame, lui parler à la musique, une ou deux fois l'accompagner en voiture, sans se douter un instant que sa vie secrète et la mieux aimée en dût souffrir. Mais la nouvelle, toujours de la même façon mystérieuse, vola de bouche en bouche jusqu'au moment où la duègne de Bisesa*en eut vent, et la dit à Bisesa. L'enfant en

fut si émue qu'elle s'acquitta très mal des soins de la maison et se fit battre en conséquence par la femme de Durga Charan.

Une semaine plus tard, Bisesa taxa Trejago de flirt. Elle ne comprenait pas de nuances et parlait sans détours. Trejago rit et Bisesa tapa du pied — ses petits pieds, plus légers que des fleurs de souci et qui tenaient tous deux dans la paume d'une main.

Dans tout ce qu'on écrit sur « la passion orientale et son caractère impulsif », il y a beaucoup d'exagération et de renseignements de seconde main, mais aussi un peu de vrai ; et quand un Européen rencontre ce peu-là, il en demeure aussi bouleversé que d'une passion dans son propre milieu. Bisesa s'emporta, fit une scène orageuse et menaça finalement de se tuer si Trejago ne lâchait point sur l'heure la Memsahib intempestive qui s'était mise entre eux deux. Trejago tâcha d'expliquer et de lui montrer qu'elle ne comprenait pas ces choses au point de vue occidental. Bisesa se redressa, et dit simplement :

— Non, je ne comprends pas. Je sais ceci seulement — il n'est pas bon que tu sois devenu plus cher pour moi que mon propre cœur, Sahib. Tu es un Anglais, je ne suis qu'une petite fille noire — elle était plus blonde que l'or en barre — et la veuve d'un homme de couleur.

Puis elle sanglota, et dit :

— Mais sur mon âme et celle de ma mère, je t'aime. Nul mal ne t'adviendra, quoi qu'il m'arrive.

Trejago raisonna l'enfant, tâcha de la calmer, mais elle semblait troublée hors de toute mesure. Rien ne pouvait la satisfaire sinon que toutes relations entre eux prissent fin. Il fallait qu'il parte tout de suite. Et il partit. Comme il se lais-

sait glisser de la fenêtre, elle le baisa au front deux fois, et il rentra chez lui, perplexe.

Une semaine, puis trois passèrent sans que Bisesa fit un signe. Trejago, estimant que la rupture avait duré bien assez, descendit à l'impasse d'Amir Nath pour la cinquième fois depuis ces trois semaines, dans l'espoir que son grattement au seuil du grillage mobile trouverait réponse cette fois. Et il ne fut pas déçu.

Il y avait une jeune lune, un ruisseau de lumière inondait l'impasse d'Amir Nath et frappait le grillage qui s'écarta au signal. Du fond des noires ténèbres, Bisesa tendait ses bras dans le clair de lune. Les deux mains avaient été coupées à hauteur des poignets et les moignons étaient presque cicatrisés.

Puis, comme Bisesa courbait la tête entre ses bras et sanglotait, quelqu'un, dans la chambre, gronda comme une bête fauve et quelque chose de tranchant — couteau, sabre ou lance, -porta un coup d'estoc à Trejago à travers le boorkha. Le coup manqua son corps, mais lui entailla un muscle de l'aine, et il boita légèrement pour le reste de ses jours.

Le grillage reprit sa place. Rien ne bougeait plus dans la maison — il n'y avait rien que la barre de clair de lune sur la muraille haute, et, derrière, les ténèbres de l'impasse d'Amir Nath.

Tout ce que se rappelle Trejago après avoir hurlé de fureur et de désespoir entre les murs sans pitié, c'est de s'être retrouvé près de la rivière à la pointe de l'aube, d'avoir jeté son boorkha et regagné sa maison tête nue.

Quant au mot de la tragédie, — Bisesa avait-elle tout révélé en un accès de désespoir sans cause, ou bien, l'intrigue

une fois découverte, l'avait-on torturée pour la faire avouer ; Durga Charan connaissait-il son nom et qu'a-t-il pu advenir de Bisesa — Trejago l'ignore encore à ce jour. Quelque chose d'horrible était arrivé, et la pensée de ce que cela dut être vient hanter Trejago, la nuit, de temps à autre, et lui tient compagnie jusqu'au matin. Un trait particulier de l'histoire, c'est qu'il ne sait pas où donne la façade de la maison de Durga Charan. Elle s'ouvre peut-être sur une cour commune à deux ou trois autres maisons, ou elle se cache derrière l'une quelconque des portes du buslee de Jitha Megji. Trejago ne pourrait pas le dire. Il ne peut pas retrouver Bisesa — la pauvre petite Bisesa. Il l'a perdue dans la Cité où la maison de chaque homme demeure aussi gardée et secrète que la tombe ; et on a muré l'orifice grillé qui donnait sur l'impasse d'Amir Nath.

Mais Trejago fait ses visites régulièrement et passe pour un homme fort correct.

Sa personne n'a rien de particulier, si ce n'est une légère raideur, suite d'un effort dans un accident de cheval, à la jambe droite.

BERTRAN ET BIMI

C'est l'orang-outang du fond de la grande cage de fer amarrée aux crèches à moutons qui entama la discussion. La, nuit était suffocante, et comme nous passions à hauteur de la cage avec Hans Breitmann, l'Allemand à pesante carrure, traînant notre literie vers l'avant du steamer, il s'éveilla et se mit à jacasser obscènement. On l'avait pris quelque part dans l'archipel Malais, et il allait en Angleterre se faire exhiber à un shilling par tête. Quatre jours, sans cesse, il avait lutté, hurlé, secoué les lourds barreaux de sa prison et entre temps failli occire un Lascar assez imprudent pour passer à portée de l'énorme main poilue.

— Ça te ferait du bien, mon ami, d'avoir un peu le mal 4ie mer, dit Hans Breitmann en s'arrêtant près de la cage. Tu as trop d'Ego dans ton Cosmos.

Le bras de l'orang-outang glissa négligemment entre les barreaux. Nul n'eût pu croire qu'il allait se projeter soudain, avec la détente d'un serpent qui attaque, vers la poitrine de l'Allemand. La soie légère du costume de nuit se déchira. Hans fit un pas en arrière, comme si rien n'était arrivé, et cueillit une banane à un régime qui pendait près d'un des canots.

— Trop d'Ego, dit-il, tout en pelant le fruit et l'offrant au démon encagé qui lacérait la soie en loques. Puis nous étendîmes notre literie à l'avant, parmi les Lascars endormis, pour tâcher de saisir le peu de brise que la marche du bateau nous pourrait donner. La mer ressemblait à une huile fumante, sauf là où elle devenait flamme au fil de l'étrave, sitôt disparue dans la nuit en tourbillons et en traînées de feu pâle. Il y avait un orage à quelques milles ; on voyait danser la lueur des éclairs. La vache du bord, inquiète de la chaleur et de l'odeur du singe dans la cage, meuglait de temps en temps, d'un ton plaintif, sur la même note exactement où la vigie répondait toutes les heures à l'appel de la passerelle. Le trépignement cadencé des machines montait très distinct et le retentissement du panier aux escarbilles comme on le chavirait dans la mer heurtait cette continuité de bruits assourdis. Hans se coucha à mon côté et alluma un cigare. D'où naturellement un début de conversation. Il possédait une voix aussi berçante que le ressac de la mer et des provisions d'expérience plus vaste que la mer elle-même ; car son affaire dans la vie était d'errer du haut en bas du monde, à la recherche d'orchidées, de bêtes fauves et de spécimens ethnologiques pour des marchands allemands et américains. Je voyais le bout allumé de son cigare rougir et pâlir dans l'ombre, les phrases s'élevaient, tombaient sur leur cadence monotone, je sentais que j'allais dormir. Mais l'orang-outang troublé par quelque rêve des forêts de sa liberté, se mit à hurler comme une âme en purgatoire et à secouer frénétiquement les barreaux de la cage.

— S'il était dehors en ce moment, il ne resterait pas grand'chose de nous par ici, dit Hans nonchalamment. Il crie

bien. Voyez maintenant, je vais l'apprivoiser quand il s'arrêtera.

Il y eut une pause dans la clameur, et de la bouche de Hans sortit une imitation du sifflement d'un serpent si parfaite que je faillis sauter debout. Soutenu, continu, le bruit assassin courut le long du pont et l'on n'entendit plus grincer les barreaux ébranlés. L'orang-outang grelottait en une ex-

. tase de pure terreur.

— Ça, ça l'a fait taire, dit Hans. J'ai appris ce tour à Mogoung Tanjong quand je faisais collection de petits singes pour des gens à Berlin. Tous les animaux du monde ont peur des singes — excepté le serpent. Alors je joue serpent contre singe et il reste coi. Il y avait trop d'Ego dans son Cosmos. Êtes-vous endormi ou voulez-vous écouter, et je vous dirai une histoire que vous ne croirez pas ?

— Il n'y a pas d'histoire en ce bas monde que je ne puisse croire, dis-je.

— Si vous avez appris à croire, vous avez appris quelque chose. Maintenant j'éprouverai votre croyance. Bien ! Quand je faisais collection de ces petits singes — c'était en 79 ou 80 et j'étais dans les îles de l'Archipel, là-bas dans le noir — son doigt montrait le sud dans la direction générale de la Nouvelle-Guinée. Mein Gott ! J'aimerais mieux faire collection de diables rouges en vie que de ces petits singes. Quand ils ne vous emportent pas un doigt d'un coup de dent, ils sont tout. le temps à mourir de nostalgie — mal du pays — à cause de l'âme imparfaite qu'ils ont, arrêtée à mi-chemin de son développement — et trop d'Ego. Je restai là presque un an et j'y rencontrai un homme qui s'appelait Bertran. C'était un Français, un brave homme, naturaliste jusqu'aux moelles.

On disait que c'était un forçat évadé, mais il était naturaliste, cela me suffisait. Il appelait toutes les bêtes vivantes du fond de leur forêt, et elles venaient à lui. Je lui disais qu'il était saint François d'Assise revenu sur la terre par transmigration, et il riait, disant qu'il n'avait jamais prêché aux poissons. Il les vendait contre du tripang — bêche-de-mer.

Et cet homme, qui était le roi des charmeurs de bêtes, avait dans sa maison le pareil tout à fait de cet animal diable, là- bas dans sa cage — un grand orang-outang qui se croyait un homme. Il l'avait trouvé quand il était petit — l'orang-outang — et c'était un fils, un frère, opéra-comique et tout ça pour Bertran. Il avait sa chambre dans cette maison — pas une cage, une chambre — avec lit et draps, et il se mettait au lit, il se levait le matin, il fumait son cigare et mangeait son dîner avec Bertran, se promenait même avec en lui donnant la main, ce qui était tout à fait horrible. Herr Gott ! J'ai vu cette bête se renverser dans sa chaise et rire quand Bertran me plaisantait. Non, ça n'était pas une bête, c'était un homme, et il parlait à Bertran et Bertran comprenait, je les ai vus. Et il était toujours poli avec moi, excepté quand je parlais trop longtemps à Bertran et que je lui disais des riens. Alors il me tirait dehors — oui, ce gros démon noir avec ses énormes pattes — comme si j'avais été un enfant. Ce n'était pas une bête, c'était un homme. Cela, je m'en aperçus avant de l'avoir connu trois mois, et Bertran il voyait la même chose, et Bimi, l'orang-outang, nous comprenait tous les deux et riait, son cigare entre ses grandes canines, en montrant ses gencives bleues.

Je passai là un an. Là, et dans les autres îles, quelquefois pour des singes, d'autres pour des papillons et des orchidées. Une

fois Bertran me dit qu'il va se marier parce qu'il a trouvé une jeune fille qui faisait l'affaire, et il me demande si je trouve bonne son idée de mariage. Je ne dis rien, parce que ce n'était pas moi qui me mariais. Là-dessus il s'en va faire la cour à la fille — c'était une métisse française — très jolie. Avez- vous du feu ? Ouf 1 Très jolie. Seulement je dis : Avez-vous pensé à Bimi ? S'il me tire de ma place quand je vous parle, que fera-t-il à votre femme ? Il la tirera en morceaux. Si j'étais vous, Bertran, j'offrirais à ma femme pour cadeau de noce l'image de Bimi empaillé. Déjà à ce moment j'avais appris des choses sur les singes. Le tuer, dit Bertran ? Il est à vous, je dis, s'il était à moi il serait tué déjà.

Alors je sentis au dos de ma nuque les doigts de Bimi. Mein Gott 1 Je vous dis qu'il parlait à travers ces doigts-là. C'était l'alphabet sourd muet, tout complet. Il passe son bras poilu autour^de mon cou, il me lève le menton et me regarde dans la figure, rien que pour voir si je comprenais son langage aussi bien qu'il comprenait le mien.

— Regardez-moi ça, dit Bertran ! Et vous voudriez lé tuer au moment où il vous caresse : la voilà bien l'ingratitude teutonne !

Mais je savais que j'avais fait de Bimi un ennemi pour la vie, car ses doigts causaient de meurtre à travers la peau de ma nuque. Quand je revis Bimi il y avait un pistolet dans ma ceinture. Il le toucha une fois, et j'ouvris la culasse pour lui montrer qu'il était chargé. Il avait vu tuer les petits singes dans les bois. Il comprit.

Lors donc, Bertran se maria, et il oublia Bimi qui dansait sur la plage avec sa moitié d'âme humaine dans le ventre. Je le voyais danser ; il prenait une grosse branche et fouettait

le sable jusqu'à ce qu'il eût creusé un grand trou, comme une fosse. Alors je dis à Bertran : Pour l'amour de Dieu, tuez Bimi. Il est fou de jalousie.

Bertran dit :

— Il n'est pas fou du tout. Il aime ma femme et lui obéit.

Si elle le lui dit, il ira chercher ses pantoufles.

Et il regarda sa femme à travers la chambre. C'était une très jolie fille.

Alors je lui dis :

— Et vous avez la prétention de connaître quelque chose aux singes quand vous laissez cette bête devenir enragée à force de battre le sable, parce que vous ne lui parlez pas ! Envoyez-lui un coup de fusil quand il viendra à la maison, car il a dans les yeux le feu de la mort, de la male-mort.

Bimi vint à la maison, mais il n'y avait pas de flamme dans son œil. C'était tout caché pour l'instant, par ruse r- par sacrée ruse — et il va chercher ses pantoufles, à la femme, et Bertran se tourne vers moi et dit :

— Le connaissez-vous mieux depuis neuf mois que je ne l'ai connu en douze ans ? Un fils peut-il frapper son père ? Je l'ai nourri et il était mon fils. Ne nous racontez plus ces bêtises à ma femme ni à moi.

Le jour suivant, Bertran vint à ma case afin de m'aider à faire des caisses en bois pour les spécimens, et il me dit qu'il avait laissé sa femme quelques instants dans le jardin avec Bimi. Alors je finis mes caisses en deux temps, et je dis :

— Allons chez vous prendre un verre.

Il rit et répond :

— Allons-y, Boit-sans-Soif.

La femme n'était pas dans le jardin et Bimi ne vint pas à

l'appel de Bertran. Et sa femme non plus ne vint pas à son appel, et il frappa à la porte de sa chambre : elle était fermée

à clef — double tour. Alors il me regarda et sa figure était blanche.

J'enfonçai la porte d'un coup d'épaule, le chaume du toit avait un grand trou et le soleil frappait sur le plancher. Avez- vous vu du papier déchiré dans une corbeille ou un jeu de whist épars sur une table ? Il n'y avait plus rien là qu'on pût appeler une femme. Il y avait du... quelque chose par terre et voilà tout. Je regardais tout ça et j'avais mal au coeur ; mais Bertran regarda un peu plus longtemps ce qu'il

y avait par terre et sur les murs et le trou dans le chaume. Alors il se mit à rire doucement et sans bruit et je vis, Dieu merci, qu'il était devenu fou. Il ne pleurait pas, il ne priait pas,

il restait immobile dans l'embrasure de la porte à rire tout. seul. Puis il dit : Elle s'est enfermée à clef dans cette chambre et il a arraché le chaume. Fi donc ! Voilà ce que c'est. Nous raccommoderons le toit et nous attendrons Bimi. Sûrement il viendra. x

Nous attendîmes dans cette maison dix jours, comme je vous le dis, et, une fois ou deux, nous vîmes Bimi s'avancer de quelques pas hors des bois. Il avait peur parce qu'il avait fait mal. Bertran l'appela quand il sortit pour voir le dixième jour, et Bimi arriva en gambadant le long de la plage et poussant des petits cris, avec une longue mèche de cheveux noirs qu'il tenait à la main. Alors Bertran rit et dit : Fi donc ! comme pour un verre cassé à table, pas plus, et Bimi vint plus près, et Bertran faisait sa voix douçe, douce et riait tout seul. Pendant trois jours il fit des mamours à Bimi parce que Bimi ne voulait pas se laisser toucher. Puis Bimi vint

dîner à la même table que nous, et les cheveux qu'il tenait étaient tout noirs et poissés de ce qui avait séché sur ses mains. Bertran lui donna du sangaree jusqu'à ce que Bimi fût saoul comme une brute, et alors...

Hans s'arrêta pour faire tirer son cigare.

— Et alors, dis-je ?

— Et alors,IBertran Je tua de ses mains et j'allai faire une promenade sur la plage. C'était l'affaire de Bertran. Quand je revins, le singe était mort et Bertran en train de mourir sur le corps, mais riant malgré ça doucement sans bruit, et content tout de même. Or, vous connaissez la formule de la force de l'orang-outang — elle est comme sept à un à la force de l'homme. Pourtant Bertran, il avait tué Bimi avec telles armes que Dieu lui avait données. Voilà le miracle.

L'infernale clameur recommença dans la cage.

— Aha ! Notre ami là-bas a toujours trop d'Ego dans son

Cosmos. Repos, toi !

Hans modula son sifflement venimeux et prolongé. On pouvait entendre la puissante brute trembler d'effroi dans sa cage.

— Mais, au nom du ciel, pourquoi n'avez-vous pas aidé

Bertran au lieu de le laisser tuer, demandai-je ?

— Mon cher, dit Hans en s'étirant avec componction avant de s'endormir, ça n'était pas séant, même pour moi, de continuer à vivre après ce que j'avais vu dans cette chambre au plafond troué. Et Bertran c'était le mari. Bonsoir, dormez bien.

L'HOMME QUI FUT

Le Russe, entendons-nous, est un personnage délicieux jusqu'à ce qu'il rentre sa chemise. En tant qu'Oriental il est charmant. C'est seulement lorsqu'il insiste pour se faire traiter en Occidental d'Orient et non en Oriental d'Occident qu'il passe au rang d'anomalie ethnique extrêmement difficile à manier. Son hôte ne sait jamais quelle face de sa nature il va montrer.

Dirkovitch était Russe — un Russe authentique, comme il disait — gagnant son pain selon toute apparence au service du tzar comme officier dans un régiment de Cosaques, et correspondant d'un journal russe dont le nom n'était jamais deux fois le même. C'était un jeune Oriental de belle mine, naturellement enclin à battre les régions inexplorées de la terre, et frais débarqué dans l'Inde où il arrivait de nulle part et d'ailleurs. Du moins, personne au monde ne pouvait affirmer si c'était par la voie des Balkhans, du Budukshai, de Chi- tral, du Bélouchistan, du Népal ou par n'importe quelle autre. Le gouvernement de l'Inde, d'humeur affable par hasard ce jour-là, donna ordre de le traiter poliment et de lui montrer tout ce qu'il y avait à voir ; en vertu de quoi il s'en fut, à renfort de mauvais anglais et de français pire, errant d'une

ville à l'autre, jusqu'au jour où il s'acoquina aux Hussards Blancs de Sa Majesté en la ville de Peshawer, située, comme on sait, dans les montagnes, au débouché du col étroit qu'on appelle la Passe du Khyber. Officier, cela ne fait pas de doute, décoré, à la manière des Russes, de petites croix émaillées, il savait causer, et (quoique ceci n'ait rien à voir à ses mérites) les Tyrones Noirs (i) l'avaient abandonné — tâche vaine, cas désespéré — et, après force tentations collectives ,ou individuelles : whiskey chaud, vin miellé, brandy flambant aux épices, mélanges alcooliques de toutes sortes, avaient renoncé à le griser. Et quand les Tyrones Noirs, qui se composent exclusivement d'Irlandais, n'arrivent pas à perturber l'équilibre d'un invité, il faut croire que cet invité est un homme supérieur. Ainsi du moins raisonnaient les Tyrones Noirs, mais ils formaient à vrai dire un régiment désordonné, plein de suffisance, où l'on permettait aux cadets, des subalternes à quatre années de service, de choisir les vins. Les alcools étaient toujours acquis par le colonel et un comité de majors. Et un régiment qui se comporte de la sorte peut constituer un objet de respect, mais guère d'amour

Quant aux Hussards Blancs, ils mettaient autant de conscience à choisir leur vin qu'à charger l'ennemi. Ils possédaient certain cognac, dont un colonel aux goûts cultivés s'était rendu acquéreur quelques années après la bataille de Waterloo. Il avait dû se bonifier depuis le temps, quoique ce fût déjà une eau-de-vie merveilleuse au moment de l'achat. Des hussards moribonds au fond des forêts de teck de la

(1) Réguliers irlandais.

Haute Birmanie ou sur les vases de l'Irraouaddy avaient pleuré au souvenir de ce cognac.

Il y avait aussi un porto tout à fait hors ligne et puis un champagne de marque mystérieuse, qui arrivait toujours au mess sans étiquette parce que les Hussards Blancs désiraient que personne ne connût la source où on pouvait s'en approvisionner. L'officier, désigné pour choisir le Champagne, devait s'interdire l'usage du tabac six semaines avant de goûter aux échantillons.

Ces détails sont nécessaires à l'intelligence du fait sur lequel il faut insister, à savoir que ce Champagne, ce porto, et, par-dessus tout, ce cognac — les liqueurs vertes, jaunes et blanches ne comptaient pas — furent livrés à l'entière discrétion de Dirkovitch, et lui fournirent l'occasion de satisfactions considérables — plus considérables encore que chez les Tyrones Noirs.

Mais il persistait malgré tout d'une façon désolante à rester européen. Les Hussards Blancs s'entendaient nommer : « Chers et grands amis », « Glorieux compagnons d'armes » et « frères inséparables ». Il s'épanchait pendant des heures au sujet de l'avenir glorieux qui attendait les forces combinées de l'Angleterre et de la Russie, le jour où leurs cœurs et leurs territoires se toucheraient enfin, et qu'elles inaugureraient la grande mission de civiliser l'Asie. Cela ne convainquait personne, car on ne civilisera pas l'Asie suivant les méthodes de l'Occident. L'Asie, d'abord, il y en a trop, et puis elle est trop vieille. On ne corrige pas une femme qui a eu beaucoup d'amants, et l'Asie s'est montrée insatiable de flirts depuis des siècles. Elle ne suivra jamais l'école du

dimanche, pas plus qu'elle n'apprendra à voter, sauf avec des épées pour bulletins.

Dirkovitch savait tout cela aussi bien que n'importe qui, mais semblait se plaire à ce bagout de « correspondant spécial » et tâcher de se rendre le plus sympathique possible. De temps en temps il offrait un petit, tout petit renseignement sur sa propre sotnia de Cosaques, qu'il avait abandonnés à leur propre sort quelque part, derrière là-bas. Il avait abattu d'assez rude besogne en Asie Centrale, et vu à tout prendre plus de campagnes sérieuses que la plupart des gens de son âge. Mais il se montrait jaloux de ne point faire étal de sa supériorité, et plus jaloux encore de ne point manquer en toute occasion à louer l'aspect, l'ordonnance, l'uniforme et l'organisation des Hussards Blancs de Sa Majesté. Et c'était en vérité un régiment fort digne d'admiration. Lorsque Mrs Durgan, veuve de feu Sir John Durgan, à son arrivée dans la station, eut été au bout de peu de temps demandée en mariage par tous les célibataires du mess, elle fut très nettement l'interprète du sentiment public en expliquant que, à moins de pouvoir les épouser tous, y compris le colonel et quelques majors déjà mariés, elle ne pouvait se contenter d'un seul d'entre eux. Aussi épousa-t-elle un petit homme d'un régiment de carabiniers — car elle était naturellement d'humeur contradictoire — et les Hussards Blancs en durent mettre un crêpe à leurs armes, mais s'arrangèrent pour assister en forces à la cérémonie, et pour garnir les bas-côtés de l'église du reproche ineffable dg leur présence. Ils lui avaient tous fait la cour — depuis Basset- Holmer, le plus ancien capitaine, jusqu'à Petit Mildred, le plus jeune sous-lieutenant, qui lui eût apporté quatre mille livres sterling de rente et

un titre. Il portait celui de vicomte, et, comme avait dit le mess à son arrivée, il aurait mieux fait d'entrer aux Gardes, attendu qu'ils étaient tous, dans les Hussards, fils de grands épiciers ou de fabricants de draps ; mais Mildred insista très fort pour qu'on lui permît de rester, et se conduisit si gentiment qu'on lui pardonna et qu'il devint un homme, ce qui est beaucoup plus important que d'être aucune espèce de vicomte.

Les seules gens qui ne partageassent pas l'estime générale pour les Hussards Blancs, étaient quelques milliers de gentlemen d'extraction juive, qui vivaient sur la frontière et répondaient au nom de Pathans. Ils n'avaient jamais rencontré le régiment que de manière officielle, et pour moins de vingt minutes à la fois, mais l'entrevue, qui s'était compliquée de pas mal d'accidents, les avait laissés pleins de rancœurs et de préjugés. Ils appelaient même les Hussards Blancs « enfants du diable», et fils de... personnes qu'il est parfaitement impossible de rencontrer en société décente.

Ils ne mettaient pas toutefois leur aversion au-dessus du plaisir de bourrer d'argent leurs ceintures. Le régiment en effet possédait des carabines, de belles carabines Martini Henri, capables d'envoyer une balle à mille mètres au milieu d'un camp ennemi et par-dessus le marché mieux en main que les fusils longs ; aussi étaient-elles convoitées tout le long de la frontière, et, comme la demande appelle l'offre inévitablement, on finissait par les offrir, ces carabines, au risque de la vie ou d'un membre rompu, pour exactement leur poids en argent monnayé, soit sept livres et demie de roupies ou soixante'livres'sterling et quelques'shillings la pièce, en comptant la roupie au pair. On les volait la nuit, au nez des senti-

nelles, des larrons poilus, souples comme des serpents qui rampaient sur le ventre. Ils disparaissaient mystérieusement des faisceaux, et, en temps chaud, lorsque portes et fenêtres demeuraient ouvertes, ils s'évanouissaient comme une bouffée de leur propre fumée. Les gens de la frontière les désiraient d'abord en vue de leurs propres vendettas de famille, et ensuite pour les éventualités possibles, mais c'est au cours des longues nuits froides de l'hiver septentrional qu'on les volait sur la plus grande échelle. Le trafic du meurtre atteignait en cette saison son apogée d'animation dans les montagnes, et les prix montaient. Les sentinelles du régiment, d'abord doublées, furent triplées. Un troupier se moque pas mal de perdre une arme — le gouvernement doit y subvenir — mais il ressent profondément la perte de son sommeil. Le régiment devint furieux, et un voleur de nuit, qui essayait de fuir en se faufilant, porte, à cette heure, les marques visibles de sa colère. Cet incident arrêta les déprédateurs pour un temps, la garde fut réduite en proportion et le régiment put se consacrer au polo avec des résultats inattendus, car il battit par deux buts contre un la redoutable troupe des Chevau-Légers de Lushkar, bien que cette dernière eût quatre poneys par cavalier pour une lutte d'une petite heure, sans compter un officier indigène qui jouait comme une traînée de flamme à travers le terrain.

Ils donnèrent alors un dîner pour célébrer l'événement. L'équipe des joueurs du Lushkar y vint, ainsi que Dirkovitch, celui-ci en grandissime tenue d'officier cosaque, laquelle a toute la majesté d'une robe de chambre ; on le présenta aux Lushkars, et il ouvrit les yeux en les regardant. Poids plus légers que les Hussards, ils marchaient avec ce balancement

particulier aux forces de la frontière du Punjab et de la cavalerie irrégulière en général. Comme toute autre chose dans le service, il s'apprend et on l'acquiert ; mais, contrairement à beaucoup d'autres, il ne s'oublie jamais, et on le garde -jusqu'à la mort.

La grande salle du mess des Hussards Blancs avec son plafond aux poutres apparentes présentait un spectacle mémorable. Toute l'argenterie figurait sur la longue table — la même table où l'on avait étendu naguère les corps de cinq officiers morts dans un combat depuis longtemps oublié ; des étendards usés et noircis faisaient face à la porte d'entrée ; les corbeilles de roses d'hiver alternaient sur la nappe avec les candélabres d'argent ; des portràits d'officiers éminents et défunts contemplaient leurs cadets du haut des murs, parmi des massacres de sambhurs, de nilghais, de markhors, et, unanime fierté du mess, deux têtes de léopards des neiges, leurs dents blanches à nu, qui avaient coûté à Basset-H Holmer quatre mois de congé qu'il aurait pu passer en Angleterre au lieu de courir les routes du Thibet, à risquer journellement sa vie sur des saillies de roc, des coulées de neige et des pentes de gazons à pic.

Les serviteurs, en mousseline immaculée, les armes de leurs régiments au sommet du turban, veillaient derrière leurs maîtres qui, eux, apparaissaient sanglés du rouge et or des Hussards Blancs et du crème et argent des Chevau-Légers de Lushkar. L'uniforme vert foncé de Dirkovitch faisait la seule tache sombre de la table, mais éclairée par ses grands yeux d'onyx mobile. Il fraternisait à grand renfort d'effusion avec le capitaine de l'équipe des Lushkars, qui se demandait entre temps de combien des Cosaques de Dirkovitch ses longs et secs

compatriotes du sud pourraient avoir à rendre compte dans une belle charge. Mais ce ne sont point là choses dont on parle ouvertement.

Le ton de la conversation s'élevait de plus en plus, et la musique du régiment jouait entre les services, selon l'immémoriale coutume, jusqu'à ce que toutes les langues s'arrêtassent pour un instant à l'heure de l'enlèvement des rallonges et du premier toast de rigueur, quand le colonel, se levant, prononça :

J « Monsieur, la Reine », à quoi le petit Mildred, du bout de la table, répondit : « La Reine, Dieu la garde », et les grands éperons sonnèrent, tandis que les hautes tailles se grandissaient et que tous buvaient à la Reine, sur le traitement de laquelle on supposait à tort qu'ils payaient leurs notes de mess (i). Ce cérémonial ne vieillit jamais, et ne manque jamais de serrer la gorge à quiconque y assiste où qu'il soit, sur terre ou sur mer. Dirkovitch se leva avec ses « glorieux frères », mais il ne pouvait comprendre. Nul autre qu'un officier ne peut comprendre, en vérité, la signification du toast, et la masse le sent plutôt qu'elle ne le comprend. Tout cela en fin de compte revient au même, comme l'ennemi disait en se tordant à la pointe d'une lance. Immédiatement après le petit silence qui suit la cérémonie, entra l'officier indigène qui avait joué pour l'équipe de Lushkar. Il ne pouvait, cela va sans dire, manger avec les blancs, mais il arrivait au dessert, imposant avec ses six pieds de taille, surmontés d'un turban bleu et argent, et campés sur de grosses bottes noires

(1) Il est matériellement impossible d'être officier des hussards en Angleterre à moins de posséder au moins dix mille francs de revenu personnel.

à revers. Le mess se leva joyeusement comme son hôte présentait en signe d'hommage la garde de son sabre à toucher au colonel des Hussards Blancs, et se laissait ensuite tomber sur une chaise vacante au milieu des cris de « Rang ho ! Hira Singh 1 « (qui, traduits, veulent dire « Entrez pour remporter le prix ! ») « Vous ai-je attrapé le genou, mon vieux ?» « Ressaidar Sahib, comment diable avec ce cochon de poney qui tape avez-vous pu jouer les dix dernières minutes ? » « Shabash (i), Ressaidar Sahib ! » Puis, la voix du colonel : « La santé du Ressaidar Hira Singh 1 »

Quand la clameur se fut éteinte, Hira Singh se leva pour répondre, car c'était un cadet de maison royale, le fils d'un fils de roi, et il savait ce qui était dû en pareille occasion. Il s'exprima ainsi en langue indigène.

— Sahib colonel et officiers de ce régiment, vous m'avez fait beaucoup d'honneur. J'en garderai le souvenir. Nous sommes descendus de fort loin pour jouer contre vous ; mais nous avons été battus...

— Ce n'est pas votre faute, Ressaidar Sahib. Vous jouiez sur notre terrain, vous savez. Vos poneys avaient pris des crampes en chemin de fer. Ne vous excusez pas.

— Nous reviendrons peut-être, cependant, s'il en est ordonné ainsi...

— Écoutez-le 1 Écoutez, écoutez. Bravo ! Silence !

— Alors nous jouerons contre vous de nouveau...

— Trop heureux de vous revoir !

— ...jusqu'à ce que nos poneys aient les jambes usées, oui, jusqu'aux paturons. Voilà pour le sport.

(1) Très bien.

Il laissa tomber la main sur la garde de son sabre et son œil s'appesantit sur Dirkovitch vautré nonchalamment sur sa chaise.

— Mais si par la volonté de Dieu un autre jeu se joue qui ne soit pas le jeu de polo, soyez alors assuré, Sahib Colonel et officiers de ce régiment, que nous le jouerons jusqu'au bout et botte à botte ; oui, malgré qu'eux — son œil chercha de nouveau Dirkovitch — malgré qu'eux, dis-je, aient cinquante poneys contre nous un seùl !

Et avec un profond Rung ho ! qui retentit comme un bruit de crosses sur des dalles, il s'assit au milieu des clameurs.

Dirkovitch, qui s'était consacré avec ferveur au brandy — le terrible brandy mentionné plus haut, — ne comprit pas, et les traductions expurgées qu'on lui présenta ne le mirent pas davantage sur la voie. Le speech de l'officier indigène avait décidément les honneurs de la soirée, et les hourrahs auraient pu continuer jusqu'à l'aube, s'ils ne s'étaient trouvés interrompus soudain par le bruit d'un coup de feu au dehors, qui fit porter instinctivement à chaque homme la main à son flanc désarmé. Il est à noter que Dirkovitch se pencha en arrière à la mode américaine — geste qui permit, non sans étonnement, au capitaine de l'équipe de Lushkar de constater que les officiers cosaques viennent armés au mess. Puis on entendit le bruit d'une lutte et un hurlement de douleur.

— Encore un vol de carabine ! dit l'adjudant-major en se renversant tranquillement sur sa chaise. Voilà ce que c'est que de réduire la garde. Pourvu que les sentinelles l'aient tué.

Des pas d'hommes armés ébranlèrent les briques de la vé- randah, et l'on entendit comme un bruit de corps qu'on traîne.

— Pourquoi ne pas le mettre en cellule jusqu'à demain

matin ? dit le colonel avec humeur. Voyez s'ils l'ont abîmé, sergent !

Le sergent du mess plongea dans l'obscurité et revint avec deux troupiers et un caporal, tous fort embarrassés.

— Pris un homme en train de voler des carabines, Sir, dir le caporal. Du moins il se glissait du côté de la caserne, Sir, passé les sentinelles de la grand'route ; et la sentinelle, elle dit, comme ça... Sir.

Le tas flasque de loques que soutenaient les trois hommes gémit. Oncques ne vit-on Afghan si mal en point et si démoralisé. Il était sans turban, sans souliers, crépi de boue et aux trois quarts mort sous la rudesse des poings qui ne le lâchaient pas. Hira Singh tressaillit légèrement au cri de douleur de l'homme. Dirkovitch prit un autre verre de cognac.

— Que dit la sentinelle ? interrogea le colonel.

— Dit qu'il parle anglais, Sir, répondit le caporal.

— C'est pour cela que vous l'avez amené au mess au lieu de le remettre au sergent ! Quand il parlerait toutes les langues de la Pentecôte, ce n'est pas votre affaire de...

Le paquet se mit de nouveau à gémir et à grommeler. Petit Mildred, qui avait quitté sa place pour l'examiner, fit un saut en arrière comme s'il eût reçu un coup de feu.

— Peut-être vaudrait-il mieux renvoyer les hommes, Sir, dit-il au colonel, car c'était un subalterne qui avait son franc parler. En même temps il prit à bras le corps l'horrible chose entourée de chiffons et la déposa sur une chaise. J'ai peut- être oublié de dire que la petitesse de Mildred consistait en une taille de six pieds quatre pouces avec épaules en proportion. Le caporal, voyant un officier disposé à se charger du prisonnier et l'œil du colonel qui commençait à flamber, se

retira promptement avec ses hommes. Le mess resta seul avec le voleur de carabines, qui avait laissé tomber la tête sur la table et pleurait amèrement, désespérément, inconsolable- ment, comme pleurent les tout petits.

Hira Singh sauta sur ses pieds en poussant un long juron indigène.

— Sahib Colonel, dit-il, cet homme n'est pas Afghan, car ils font « Ai 1 Ai ! » en pleurant Il n'est pas non plus d'Hin- doustan, car ceux-là font « Oh 1 Ho ! » Il pleure à la mode des hommes blancs, qui font « Ao ! Ao ! »

— Mais où diantre avez-vous appris cela, Hira Singh ? demanda le capitaine de l'équipe Lushkar.

— Écôutez-le 1 dit Hira Singh simplement, en désignant le corps ratatiné du misérable, qui pleurait comme s'il ne devait jamais s'arrêter.

— Il dit : « Mon Dieu ! » déclara Petit Mildred. Je viens de l'entendre.

Le colonel et tout le mess regardèrent l'homme en silence. C'est une chose affreuse que d'entendre un homme pleurer. Une femme peut sangloter du fond du palais, du bout des lèvres, ou d'ailleurs, mais un homme pleure du fond de son diaphragme, ce qui le secoue à le mettre en pièces. Et c'est un spectacle qu'on ne peut regarder que la gorge serrée.

— Pauvre diable 1 dit le colonel en toussant furieusement.

Nous devrions l'envoyer à l'hôpital. Il a été malmené.

Or, l'adjudant aimait ses fusils. Ils lui étaient comme des petits-enfants, ses hommes gardant la première place. Il eut un grondement de révolte.

— Je comprends qu'un Afghan vole, parce qu'il est bâti

comme ça. Mais qu'il pleure, je ne comprends plus. Cela aggrave le cas.

Le cognac devait avoir agi sur Dirkovitch, car il était renversé sur sa chaise, les yeux grands ouverts au plafond. Il n'y avait rien d'extraordinaire au plafond, sauf une ombre, comme d'un vaste cercueil noir. Due à quelque particularité dans la construction de la salle du mess, cette ombre se trouvait toujours projetée une fois les bougies allumées. Elle ne troublait jamais la digestion des Hussards Blancs. En fait, ils en étaient plutôt fiers.

— Va-t-il pleurer toute la nuit ? dit le colonel ; ou va-t-il falloir veiller avec l'hôte de Mildred jusqu'à ce qu'il aille mieux I

L'homme sur la chaise releva brusquement la tête et ouvrit de grands yeux sur le mess. Dehors, les roues des voitures amenant les premiers conviés faisaient crier le sable des allées.

— Oh ! mon Dieu, dit l'homme sur la chaise.

Chacun, dans le mess, se leva comme un seul homme. Alors le capitaine des Lushkar accomplit une action en récompense de laquelle il devrait avoir reçu la croix de Victoria pour trait de courage exceptionnel dans la lutte contre un paroxysme de curiosité. Il rassembla d'un regard son équipe, comme une maîtresse de maison rassemble du regard les dames au moment opportun, et, ne posant qu'un instant auprès de la chaise du colonel pour lui dire : « Ce n'est pas notre affaire, vous savez, Sir », sortit en tête de ses hommes sous la véranda dans la direction des jardins. Hira Singh sortit le dernier, et jeta, avant de disparaître, un coup d'œil à Dirkovitch. Mais Dirkovitch semblait parti en un paradis

à lui d'alcool et de rêve, ses lèvres remuaient sans qu'il en sortît un mot, il restait immobile, en apparence entièrement absorbé par l'étude du cercueil au plafond.

— Blanc — c'est un blanc, dit Basset-Holmer, l'adjudant. Quel abominable renégat ce doit être ! Je me demande d'où il vient ?

Le colonel secoua l'homme doucement par le bras, et lui dit :

— Qui êtes-vous ?

Il n'y eut pas de réponse. L'homme promena de grands yeux autour de la salle du mess et sourit au visage du colonel. Petit Mildred, qui tenait toujours plus d'une femme que d'un homme, jusqu'à la sonnerie du « Boute-selle » exclusivement, répéta la question avec une voix qui aurait tiré des confidences à un geyser. L'homme se contenta de sourire. Dir- kovitch, à l'extrême bout de la table, glissa doucement de sa chaise sur le plancher. Il n'est pas un fils d'Adam, en ce monde actuel et imparfait, qui puisse mêler le champagne des Hussards au cognac des Hussards, par cinq et huit verres de suite, sans revoir l'abîme d'où il fut extrait et sans y redescendre. La musique commençait l'air qui se joue chez les Hussards Blancs depuis la formation du régiment, à l'issue de toutes leurs réunions. Ils se débanderaient plutôt que de renoncer à cet air-là. Il fait partie de leur système. L'homme se redressa sur sa chaise et tambourina sur la table avec ses doigts.

— Je ne vois pas de raison pour que nous hospitalisions des aliénés, dit le colonel ; appelez la garde et qu'on le mette en cellule. Nous examinerons l'affaire demain matin. Donnez-lui un verre de sherry pourtant.

Le Petit Mildred remplit d'eau-de-vie un verre à sherry et le poussa du côté de l'homme. Il but, et la musique jouait plus fort, et il se redressait davantage.

Puis il allongea ses maigres mains crochues vers une pièce d'argenterie posée en face de lui, et la caressa amoureusement. Cette pièce d'argenterie était à secret ; un ressort convertissait ce qui était un chandelier à sept branches, dont trois de chaque côté et une au milieu, en une sorte de candélabre à forme de roue. Il trouva le ressort, le pressa et eut un faible rire. Puis il se leva de sa chaise pour examiner un tableau sur le mur, alla ensuite à un autre, pendant que le mess, sans une parole, suivait de l'œil. En arrivant à la cheminée, il secoua la tête avec une expression de malaise. Une statuette d'argent représentant un hussard monté en grand uniforme fixa son attention. Il la désigna, puis la cheminée, avec une interrogation dans les yeux.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Oh, qu'est-ce qu'il y a ? dit le petit Mildred.

Puis, comme une mère parlerait à un enfant :

— Ça, c'est un cheval — oui, un cheval.

La réponse se fit entendre d'une voix lente, gutturale et lointaine :

— Oui, j'ai... j'ai vu. Mais... où est le cheval ?

On aurait pu entendre tous les cœurs battre dans le mess tandis que les officiers reculaient pour faire place à l'étranger au gré de sa promenade errante. Il n'était plus question d'appeler la garde.

De nouveau il parla, très lentement :

— Où'est noire cheval ?

On ne dit pas ce qui arriva après cela. Il n'y a qu'un cheval

chez les Hussards Blancs, et son portrait est pendu à l'extérieur de la porte du mess. C'est un cheval timbalier, à robe pie, le roi des fanfares régimentaires ; il a servi le régiment trente-sept ans, et fut abattu à la fin pour cause de vieillesse. La moitié du mess arracha l'objet de son clou et le fourra dans les mains de l'homme. Il le plaça sur la cheminée, le cadre heurta la tablette, avec un bruit sec, tandis que ses pauvres mains l'y laissaient retomber ; puis il se dirigea en chancelant vers le bout de la table et alla tomber sur la chaise de Mildred. La musique se mit à jouer la valse intitulée « Fleuve des Ans », et des rires montant des jardins se mêlèrent à l'odeur du tabac dans la salle du mess. Mais personne, même parmi les plus jeunes, ne pensait à valser. Ils se disaient tous l'un à l'autre quelque chose dans ce genre : « Le cheval timbalier n'a pas été pendu au-dessus de la cheminée depuis 67. » « Comment sait-il ?» « Mildred, parlez-lui encore, » « Mon Colonel, qu'allez-vous faire ? » « Oh, taisez-vous, laissez le pauvre diable se retaper un peu ! » « Dans tous les cas, ce n'est pas possible, c'est un fou. »

Petit Mildred, debout à côté du colonel, lui parlait à l'oreille. Celui-ci alors :

— Voulez-vous avoir la bonté de reprendre vos sièges,

Messieurs, s'il vous plaît ?

Et le mess se rassit, chacun à sa place.

Seul, le siège de Dirkovitch, voisin de celui du Petit Mildred, était vide, et Petit Mildred lui-même avait pris la place de Hira Singh. Le sergent du mess, les yeux écarquillés, remplissait les verres au milieu d'un silence de mort. Une fois de plus le colonel se leva, mais sa main tremblait et le

porto se répandit sur ses doigts lorsque, fixant l'homme assis sur la chaise du Petit Mildred, il dit d'une voix enrouée :

— Monsieur, la Reine.

Il y eut une pause, mais l'homme sauta sur ses pieds et répondit sans hésiter :

— La Reine, Dieu la garde !

Et comme il vidait le verre de cristal léger, il en cassa net le pied entre ses doigts.

Il y a longtemps, quand l'Impératrice des Indes était une jeune femme, et qu'il n'existait pas de tare aux idéals de ce pays, il était d'usage, dans quelques mess, de porter la santé de la Reine dans un verre qu'on brise après, à la plus grande satisfaction des fournisseurs du mess. Si la coutume en est aujourd'hui tombée en désuétude, c'est qu'il ne reste plus grand'chose pour quoi il vaille la peine de briser quoi que ce soit, sauf de temps à autre la parole d'un gouvernement, et encore n'est-ce point chose qu'on brise pour la première fois.

— Cela, c'est décisif, dit le colonel, avec un soupir. Ce n'est pas un sergent. Mais que diable est-ce alors ?

Le mess tout entier répéta ces paroles, et le déluge des questions aurait ahuri n'importe qui. Rien d'étonnant que sous ses guenilles le sordide intrus ne pût que sourire et secouer la tête.

De sous la table, calme et souriant avec urbanité, émergea Dirkovitch sur lequel on avait marché au point de le réveiller d'un sommeil salutaire. C'est à côté de l'homme qu'il se 'leva, de -l'homme qui soudain poussa un cri perçant et s'aplatit à ses pieds. Ce fut un hideux spectacle, en raison surtout du brutal contraste avec le. crânerie et la fierté du

toast qui, un instant, avait rassemblé les esprits épars du malheureux.

Dirkovitch ne montra pas la moindre velléité de le relever, mais Petit Mildred le remit sur pied en un clin d'ceil. Il n'est pas séant qu'un gentleman qui peut répondre au toast de la Reine se vautre aux pieds d'un lieutenant de Cosaques.

Le geste dans sa brusquerie déchira le vêtement supérieur du misérable, presque jusque à la ceinture, et sa chair apparut couturée de cicatrices noires. Il n'y a au monde qu'un seul instrument qui coupe en lignes parallèles, et ce n'est ni la verge ni le chat à neuf queues. Dirkovitch vit la marque, et les pupilles de ses yeux se dilatèrent — oui, son visage changea. Il dit quelque chose comme :

— Shto ve takete.

L'homme défaillant répondit :

— Chetyre.

— Qu'est-ce que c'est ? dit tout le monde en chœur. — Son numéro. C'est donc le numéro quatre, vous savez. Dirkovitch parlait d'une langue épaisse.

— Qu'est-ce qu'un officier de la Reine peut bien avoir à faire d'un numéro d'ordre ? dit le colonel.

Et là-dessus un grondement peu encourageant s'éleva autour de la table.

— Comment saurais-je ? déclara l'Oriental toujours affable, avec un sourire de mansuétude. C'est un — comment dites-vous ? — échappé — fugitif, de... là-bas.

Il fit signe de la tête vers l'obscurité de la nuit.

— Parlez-lui, s'il veut vous répondre, mais parlez-lui avec douceur, dit Petit Mildred, en affermissant l'homme sur sa chaise.

Il parut à tous inconvenant au premier chef que Dirko- vitch sirotât de l'eau-de-vie tandis qu'il interrogeait en russe, en rapides syllabes félines et sifflantes, le malheureux qui répondait à voix si faible et en proie à une si évidente terreur. Mais comme Dirkovitch paraissait comprendre, personne ne dit mot. A peine si, penchés en avant, ils osaient respirer dans les longs intervalles de l'entretien. La prochaine fois qu'ils n'auront pas d'engagements sur les bras, les Hussards Blancs se sont promis d'aller à Pétersbourg apprendre le russe.

— Il ne sait pas depuis combien d'années, dit Dirkovitch, en regardant le mess, mais il dit qu'il y a très longtemps, pendant une guerre. Je crois qu'il y eut un accident. Il dit qu'au moment de cette guerre il faisait partie de ce glorieux et distingué régiment.

— Les rôles ! Les rôles ! Holmer, les rôles, dit Petit Mil- dred. L'adjudant-major se précipita dehors nu-tête, courut à la salle des rapports où on gardait les rôles du régiment. Il revint juste à temps pour entendre Dirkovitch conclure :

— Toutefois, j'ai le très grand regret de dire qu'il y eut un accident, lequel aurait été réparable s'il avait fait des excuses à ce colonel de chez nous qu'il avait insulté.

Autre grondement, que le colonel essaya de réprimer. Le mess n'était pas précisément à cette minute en humeur de peser les insultes faites à des colonels russes.

— Il ne se rappelle pas, mais je crois qu'il y eut un accident, et aussi qu'on ne l'échangea pas avec les autres prisonniers, mais qu'il fut envoyé dans un endroit — comment dites-vous ? — là-bas. C'est comme cela, dit-il, qu'il est venu ici. Il ne sait pas comment il est venu. Eh ? Il a été à Che-

pany — l'homme saisit le mot et frissonna — à Zhigansk et à Irkoutsk. Je ne sais pas comment il a pu échapper. Il dit, aussi, qu'il est resté dans des forêts de lorigues années, mais quel nombre, ça il l'a oublié — cela et bien d'autres choses. Ce fut un accident, qui se produisit parce qu'il ne fit pas d'excuses à ce colonel de chez nous. Ah !

Loin de faire écho au soupir de regret de Dirkovitch, il est affligeant d'enregistrer que les Hussards Blancs exhibèrent avec vivacité tous les symptômes d'une joie impie et quelques autres émotions à peine contenues par leur sens de l'hospitalité. Holmer jeta sur la table les rôles jaunis et poudreux du régiment, et les officiers se jetèrent eux-mêmes sur les premières lignes : ^

— Attention ! cinquante-six — cinquante-cinq — cinquante-quatre, dit Holmer. Nous y voici. Lieutenant Austin Limmason — manquant. Devant Sébastopol. Quelle honte 1 Insulte à un de leurs colonels, et envoyé en Sibérie, simplement, avec tranquillité ! Trente années de vie humaine rayées, fichues...

— Mais il n'a pas fait d'excuses. Il a dit qu'il serait damné avant, s'écria le mess en chœur.

— Pauvre diable 1 Je crains qu'il n'en ait guère eu l'occasion plus tard. Comment est-il venu ici ? dit le colonel.

La masse noire qui se tassait sur la chaise ne put pas fournir de réponse.

— Savez-vous qui vous êtes ?

L'homme eut un faible rire.

— Savez-vous que vous êtes Limmason - le lieutenant

Limmason, des Hussarde Êlanes ?

Prompte comme un coup de feu la réponse, faite sur un ton de surprise légère, affirma :

— Oui, je suis Limmason, naturellement.

Puis la lumière s'éteignit dans ses yeux, et il s'affaissa de nouveau, épiant avec terreur tous les mouvements de Dir- kovitch.

Lorsqu'on s'échappe de Sibérie, il peut rester fixés dans l'esprit quelques faits élémentaires, mais cela n'aide pas à garder beaucoup de suite dans les idées. L'homme ne pouvait expliquer comment, ainsi qu'un pigeon retourne au colombier, il avait retrouvé le chemin de son vieux mess. De ce qu'il avait souffert ou vu il ne se rappelait rien. Il rampait devant Dirkovitch aussi machinalement qu'il avait pressé le ressort du candélabre, qu'il était allé chercher le portrait du cheval timbalier, et qu'il avait répondu au toast de la Reine. Le reste était une lacune où la langue russe, objet de sa terreur, pouvait seule jeter une lumière partielle. Sa tête tombait sur sa poitrine, il ricanait et se blottissait tour à tour.

Le diable qui gît dans l'alcool poussa Dirkovitch, en ce moment singulièrement inopportun, à prononcer un speech. Il se leva en faisant un léger effort, agrippa le bord de la table, tandis que ses yeux se nuançaient de teintes d'opale, et commença :

— Compagnons d'armes, loyaux, glorieux, hospitaliers amis. Ce fut un accident, un déplorable, tout à fait déplorable accident. (Ici il promena le plus suave'des sourires circulaires autour de la table.) Mais pensez à une petite, petite chose. Si petite, n'est-ce pas ? Le Tzar ? Peuh ! Je m'en soucie Cc)mrti0 de... (il fit claquer #of; doigts). Est-ce que J'y

crois ? Non ! Mais en nous autres Slaves, qui n'avons rien fait encore, en nous autres je crois. Soixante-dix — combien ? — soixante-dix millions qui n'ont rien fait — pas la. moindre chose. Napoléon ? Bah ! Un épisode ! (Il frappa la table du poing.) Entendez-vous, vieux peuples, nous n'avons rien fait dans le monde. Toute notre besogne est à faire : et on la fera, vieux peuples. Allez-vous en ! (Il brandit la main d'un geste impérieux et désigna l'homme.) Vous le voyez. Il n'est pas beau à voir. Il ne fut tout juste qu'un petit — oh ! si petit accident, dont personne ne se souvient. Maintenant c'est... ça. Ainsi serez-vous, compagnons d'armes si braves, ainsi serez-vous. Mais vous ne reviendrez jamais. Vous irez où il est allé, ou bien...

Il désigna l'ombre en forme de grand cercueil au plafond et murmurant :

— Soixante-dix millions... allez-vous-en, vieux peuples...

Allez-vous-en ! Il tomba endormi.

— Charmant, et plein d'à propos, dit Petit Mildred. A quoi bon se fâcher ? Occupons-nous plutôt de ce pauvre diable, et tâchons de le remettre d'aplomb.

Mais cette tâche ne devait pas peser longtemps aux tendres soins des Hussards Blancs. Le lieutenant n'était revenu que pour repartir. Trois jours plus tard, le lamento de la Marche Funèbre et le piétinement des escadrons annoncèrent à la station surprise de n'apercevoir aucun vide à la table du mess, qu'un officier du régiment avait rendu pour jamais le grade qu'il venait de retrouver.

Et Dirkovitch, plus sympathique, plus souple, plus cordial

que jamais, partit également par un train de nuit. Le Petit Mildred avec un autre camarade assistèrent à son départ, car c'était leur hôte et il eût gifflé le colonel que l'étiquette du mess n'en eût pas souffert davantage le moindre relâchement aux devoirs de l'hospitalité.

— Adieu, Dirkovitch, et bon voyage, dit Petit Mildred. — Non, au revoir, mes grands amis, dit le Russe.

— Vraiment ! mais nous croyions que vous rentriez dans votre pays ?

— Oui, mais je reviendrai. Mes amis, est-ce que cette route est fermée ?

Il étendit la main du côté où l'étoile polaire flambait au- dessus de la Passe du Khyber.

— Par Jupiter ! j'avais oublié. Sans doute. Heureux de vous revoir, mon vieux, aussi souvent qu'il vous plaira. Vous avez tout ce qu'il vous faut — cigares, glace, couvertures. C'est très bien. Allons, au revoir, Dirkovitch.

— Hem, dit l'officier en regardant les lanternes d'arrière du train s'effacer dans l'éloignement, en fait de muf...

Le Petit Mildred ne répondit rien, mais contempla l'étoile polaire et fredonna un air d'opérette à la mode qui avait fait les délices des Hussards Blancs. C'était :

I'm sorry for Mr Bluebeard,

I'm sorry to cause him pain :

But a terrible pree there's sure to be When he comes back again (1).

(1) J'en suis fâché pour M. Bluebeard,

Je suis fâché de lui faire de la peine. Mais ça chauffera ferme le jour Qu 'il reviendra par ici.

crois ? Non ! Mais en nous autres Slaves, qui n'avons rien fait encore, en nous autres je crois. Soixante-dix — combien ? — soixante-dix millions qui n'ont rien fait — pas la moindre chose. Napoléon ? Bah ! Un épisode ! (Il frappa la table du poing.) Entendez-vous, vieux peuples, nous n'avons rien fait dans le monde. Toute notre besogne est à faire : et on la fera, vieux peuples. Allez-vous en ! (Il brandit la main d'un geste impérieux et désigna l'homme.) Vous le voyez. Il n'est pas beau à voir. Il ne fut tout juste qu'un petit — oh ! si petit accident, dont personne ne se souvient. Maintenant c'est... ça. Ainsi serez-vous, compagnons d'armes si braves, ainsi serez-vous. Mais vous ne reviendrez jamais. Vous irez où il est allé, ou bien...

Il désigna l'ombre en forme de grand cercueil au plafond et murmurant :

— Soixante-dix millions... allez-vous-en, vieux peuples...

Allez-vous-en ! Il tomba endormi.

— Charmant, et plein d'à propos, dit Petit Mildred. A quoi bon se fâcher ? Occupons-nous plutôt de ce pauvre diable, et tâchons de le remettre d'aplomb.

Mais cette tâche ne devait pas peser longtemps aux tendres soins des Hussards Blancs. Le lieutenant n'était revenu que pour repartir. Trois jours plus tard, le lamento de la Marche Funèbre et le piétinement des escadrons annoncèrent à la station surprise de n'apercevoir aucun vide à la table du mess, qu'un officier du régiment avait rendu pour jamais le grade qu'il venait de retrouver.

Et Dirkovitch, plus sympathique, plus souple, plus cordial

monde sait que pour un temps ils furent ouvertement battus, déconfits, muets d'épouvante et tremblants de peur. Les hommes le savent ; leurs officiers le savent ; les Horse Guards le savent, et, vienne la prochaine guerre, l'ennemi le saura aussi. Ils sont ainsi deux ou trois régiments de Ligne dont le nom porte une tache qu'ils effaceront alors, et ce sera extrêmement gênant pour les troupes qui leur serviront d'éponge.

On suppose officiellement que le courage du soldat britannique est au-dessus de toute épreuve, et, en général, on a raison. Les exceptions, par pudeur, on les passe sous silence, quitte à y revenir au cours soudain lâché de quelque libre bavardage tel qu'il en submerge parfois à une table de mess à minuit. On apprend alors d'étranges, souvent d'affreuses histoires : soldats refusant de suivre leurs chefs, ordres donnés par qui n'en avait pas droit, disgrâces qui, sans l'invariable chance de l'Armée Britannique, eussent pu aboutir au désastre éclatant. Ce sont histoires pénibles à entendre et les mess les racontent à voix basse, autour des grands feux de bois, et le jeune officier baisse la tête et pense en lui- même que, plaise à Dieu, ses hommes à lui marcheront toujours droit.

Le soldat anglais n'est pas tout à fait à blâmer pour ces erreurs passagères ; mais ce verdict, il ne faut pas le lui communiquer. Un général d'intelligence moyenne peut perdre six mois à apprendre les malices de telle campagne difficile ; un colonel peut se tromper complètement sur la valeur de son régiment trois mois encore après le début des hostilités ; un commandant de compagnie même s'expose à se méprendre ou s'aveugler sur le caratère et le tempéra-

ment de sa propre poignée d'hommes : le soldat, par conséquent, et plus particulièrement le soldat d'aujourd'hui, ne doit pas encourir de reproches déshonorants pour une reculade : qu'on le fusille ou qu'on le pende ensuite — pour encourager les autres (i) ; mais le diffamer dans les journaux, c'est manque de tact et gaspillage de papier.

Mettons qu'il ait été au service de l'Impératrice quatre années, par exemple. Il quitte l'armée dans deux ans. Il n'a point hérité de principes moraux, et quatre ans n'ont pas suffi à durcir sa fibre ni à lui enseigner le culte de cette chose sainte : le Régiment. Il veut boire, il veut se distraire — dans l'Inde il veut thésauriser — et il n'aime pas le moins du monde à recevoir des coups. Il a tout juste assez d'instruction pour comprendre à demi la portée des ordres qu'il reçoit, et pour méditer sur la nature, la différence et la netteté de blessures par fracture ou pénétration. De telle sorte que si on lui dit de se déployer sous le feu en formation préparatoire de combat, il sait qu'il court le plus grand danger de se faire tuer pendant qu'il se déploie, et soupçonne qu'on le sacrifie pour gagner dix minutes. Partant, il se déploiera avec une promptitude désespérée, à moins qu'il ne se mette en troupeau, en tas ou en fuite, selon la discipline à laquelle il a été plié pendant quatre ans.

Armé d'un savoir insuffisant, affligé d'une imagination rudimentaire, empêtré du foncier égoïsme des classes inférieures, privé de l'appui d'aucune association régimentaire, voici le jeune homme en question mis soudain en présence d'un ennemi qui, en pays d'Orient, est toujours laid, de

(1) En français dans le texte

haute taille, généralement velu, et bruyant à l'occasion. Qu'en regardant à droite et à gauche le débutant voie de vieux soldats — des hommes de douze années de service et qui connaissent leur affaire — il le sait bien — soutenir sans émoi le choc d'une charge, d'un assaut, ou d'une démonstration, le voilà consolé et qui applique d'un bras résolu l'épaule à la crosse. Son calme s'affermit encore à entendre un ancien qui lui a enseigné le métier, et à l'occasion frotté les oreilles, murmurer : « Ils vont gueuler et faire du train comme ça pendant cinq minutes. Puis ils chargeront et nous les tenons. »

Mais si, d'autre part, il n'aperçoit que des hommes de sa classe, blémissant, taquinant leurs gâchettes, avec des : « Qu'est-ce qu'il y a encore, nom de Dieu ? » tandis que les commandants de compagnie suent dans leurs fourreaux de sabre et crient : « Le premier rang. Baïonnette au canon. Alignés là. Alignés ! La hausse à trois cents — non à cinq cents mètres ! Couchez-vous ! Là, là pas si vite ! Le premier rang à genoux ! » et ainsi de suite, il ne se sent pas à l'aise et ne tarde pas à devenir tout à fait malheureux pour peu qu'il entende culbuter un camarade avec un fracas de tisonnier s'écroulant sur l'âtre, et le han d'un bœuf abattu. Si on peut le faire bouger un brin afin de lui laisser voir l'effet de son feu sur l'ennemi, il se sentira plus content et on pourra dès lors le monter progressivement jusqu'à l'aveugle et furieux délire de la lutte, lequel, contrairement à l'opinion reçue, est régi par un démon de glace et fait claquer des dents comme la fièvre palustre. Mais si on ne fait pas bouger le soldat de place, s'il commence à se sentir froid au creux de l'estomac, s'il vient, au fort de cette crise, à recevoir

quelque vilain atout et à entendre des ordres qui n'ont jamais été donnés, alors il rompra, il rompra pour de bon ; et il n'est rien sous le soleil de plus terrible qu'un régiment anglais en déroute. Quand les choses en viennent au pire et que la panique arrive vraiment à l'état épidémique, il vaut mieux laisser les hommes aller, et les officiers de compagnie feront mieux de se mettre en sûreté du côté de l'ennemi et d'y rester pour un temps. Maintenant si on peut les ramener, ces fuyards, il y a peu d'agrément à leur faire tête, parce qu'ils ne lâchent pas deux fois.

Dans quelque trente ans d'ici, quand nous aurons réussi à éduquer à demi tout ce qui porte culotte, notre armée sera une machine admirablement peu sûre. Elle en saura trop et en fera trop peu. Plus tard encore, le jour où tous les hommes auront atteint le niveau intellectuel de l'officier d'aujourd'hui, elle balaiera la terre. Généralement parlant, pour faire le métier de boucher avec efficacité et diligence, il faut employer soit des fripouilles soit des ,genllemen, ou bien, ce qui vaut mieux que tout, des fripouilles commandées par des genllemen. Le soldat idéal devrait, bien entendu, « penser par lui-même, » — la théorie le dit. Malheureusement, pour atteindre à cette vertu, il lui faut franchir la phase « de penser à lui-même », et la leçon pèche par imprévoyance. Un coquin se montrera peut-être lent à penser par lui-même, mais il est selon son génie naturel anxieux de tuer, et sans excès de rigueur on arrive à lui inculquer l'art de protéger sa peau et de perforer celle d'autrui.

Malgré quoi, un régiment écossais fortement adonné à la dévotion, avec, pour officiers, les presbytériens les plus intransigeants, sera peut-être d'un degré plus redoutable au

feu qu'un millier de ruffians irlandais, canailles endurcies et sans scrupules, conduits par de jeunes mécréants d'une inconduite notoire. Et c'est là une preuve à l'appui de cette règle : que les caractères moyens ne valent rien tout seuls. Ils ont des idées sur la valeur de la vie et une éducation qui ne leur a pas appris à marcher de l'avant et au petit bonheur. Systématiquement dépourvus d'un soutien en la personne de camarades accoutumés au feu, et tant que ce soutien n'aura pas été reconstitué selon l'intention de nombre de colonels, ils ont plus de chances de compromettre leur bon renom que l'étendue de l'Empire ou la dignité de l'armée ne sauraient s'en accommoder. Leurs officiers, on ne fait pas mieux, parce qu'on commence à les dresser de bonne heure, et Dieu, comme on sait, a spécialement décrété qu'un jeune bourgeois anglais proprement éduqué doit surpasser en vigueur de râble, en clarté de cervelle et en netteté de fressure tous les autres jeunes gens du monde. C'est la raison qui fait rester debout un enfant de dix-huit ans, sous le feu, sans rien faire, une épée de fer blanc à la main et la joie au cœur, jusqu'à ce qu'il tombe. S'il meurt, il meurt comme un gentlemen. S'il vit, il écrit à sa famille qu'il s'est fait « poivrer », « descendre », « émincer » ou « charcuter », après quoi il se met à assiéger le gouvernement, en instance d'indemnité pour blessure reçue en service commandé, jusqu'à l'ouverture de la prochaine campagne dès laquelle il n'hésite plus à se parjurer devant le conseil médical, à cajoler son colonel, à brûler de l'encens sous le nez de son adjudant- major, et obtient en fin de compte d'aller se battre une fois de plus.

Cette homélie m'amène directement aux deux petits

drôles les plus finis qui aient jamais tapé du tambour ou piaulé du fifre dans une musique de Régiment anglais. Ils terminèrent leur coupable carrière en pleine et flagrante rébellion et se firent fusiller de ce fait. Ils s'appelaient Jakin et Lew — Piggy (i) Lew — et c'étaient d'effrontés garnements de petits tabmours, l'un et l'autre en fréquent rapport avec le tambour major du « Fore and Aft » et ses verges de bouleau.

Jakin était un enfant de quatorze ans qui paraissait noué dans sa petite taille, et Lew avait à peu près le même âge. Quand on ne les surveillait pas, ils fumaient et buvaient. Ils avaient l'habitude de jurer à la façon de la chambrée, ce qui se fait de sang-froid et se mâchonne à dents serrées ; et ils s'entrerossaient religieusement une fois la semaine. Jakin avait poussé dans quelque ruisseau de Londres, et passé peut-être, à moins que ce fût le contraire, par les mains du Dr Barnado avant d'arriver à la dignité de tambour. Lew ne pouvait rien se rappeler au delà du régiment et du plaisir d'en écouter la fanfare dès ses premières années. Il cachait quelque part dans son obscure petite âme un amour sincère de la musique, et se trouvait par singulière inadvertance pourvu d'une tête de chérubin, à tel point que les belles dames qui voyaient le Régiment à l'église parlaient de lui volontiers comme d'un « amour ». Mais jamais elles n'entendirent les commentaires au vitriol qu'il faisait sur leurs manières et leurs bonnes mœurs, tout en regagnant la caserne en compagnie de la musique, et sans cesser entre temps de mûrir de nouveaux griefs contre Jakin.

(1) Diminutif d'ailleurs affectueux de Pig.

Les autres tambours détestaient ces deux-là en raison de l'illogisme que montrait leur conduite. Jakin pouvait cogner Lew ou bien Lew frotter à Jakin le nez dans la boue, mais toute tentative d'agression de la part d'un tiers devait affronter les forces unies de Lew et Jakin, avec conséquences, douloureuses. C'étaient les Ismaëls du corps, mais des Is- maëls cossus, car ils tiraient profit de leurs batailles livrées alternativement chaque semaine, pour le plaisir des casernes, à moins qu'on ne les mît aux prises avec d'autres garçons ; et, de cette manière, ils amassaient de l'argent.

Ce jour-là, en particulier, la discorde régnait au camp. Ils venaient de se faire surprendre à fumer, ce qui est malsain pour de petits garçons, surtout le tabac de cantine, et la querelle de Lew contre Jakin portait sur ce point que « si Jakin avait schlingué si salement, c'était d'avoir gardé la pipe dans sa poche », et qu'il était, lui seul, responsable de la correction dont ils. cuisaient encore tous deux.

— Puisque je te dis que j'ai caché la pipe derrière la caserne, dit Jakin conciliant.

— T'es un sacré menteur, dit Lew, froidement.

— Et toi un sacré petit bâtard, dit Jakin, fort de toute une lignée d'ancêtres inconnus.

Or, dans le riche vocabulaire du catéchisme de chambrée, il est un mot qu'on ne laisse jamais passer sans commentaire. On peut traiter un homme de « voleur » sans rien risquer. On peut même l'appeler « lâche » sans plus grave conséquence qu'un sifflement de botte à l'oreille, mais il ne faut appeler personne « bâtard » sans être prêt à le lui prouver sur les dents de devant.

— T'aurais pu garder ça jusqu'à temps que ça m'élance

moins, dit Lew sur un ton d'affliction, tout en faisant des feintes autour de Jakin qui s'était mis en garde.

— J'vas t'en donner de rabiot, dit Jakin, avec abandon. Sur quoi il mit son poing au milieu du front d'albâtre de Lew.

Tout eût marché à souhait et cette histoire, comme on dit dans les livres, n'aurait jamais été écrite, si son mauvais destin n'eût poussé le fils du sergent détaché au Bazar, long et fainéant personnage de vingt-cinq ans, à faire son entrée après la première reprise. Éternellement en disette d'argent, il n'ignorait pas que les gamins avaient de la monnaie.

— Encore à vous battre, dit-il, je vais le dire à mon père qui le dira au porte-drapeau.

— Qu'est-ce que ça te regarde ? dit Jakin avec un vilain froncement de narines.

— Oh ! moi, rien du tout. C'est vous qui écoperez, et vous avez trinqué trop souvent déjà pour qu'on passe là-dessus.

— Que diable en sais-tu, de ce que nous avons fait ? demanda Lew le Séraphin. Tu n'es pas soldat, toi, espèce de pékin pouilleux.

Il attaqua le flanc gauche de l'individu.

— Ça trouve deux gentlemen en train de régler leurs affaires, manches retroussées, et ça vient fourrer son vilain nez là ousque ça ne le regarde pas. Veux-tu bien rentrer vite chez ta demi-caste de rouchie de maman — ou bien tu vas attraper ce que tu mérites, dit Jakin.

L'homme, en manière de représailles, tenta de cogner les deux têtes l'une contre l'autre. La tactique eût réussi si Jakin ne lui eût véhémentement bourré l'estomac, et si Lew se fût abstenu de quelques vigoureux coups de pied bas. Ensanglantés, hors d'haleine, une demi-heure durant, ils con-

tinuèrent la bataille, et, non sans essuyer quelques coups sévères, finirent par porter bas triomphalement leur ennemi, comme des terriers un chacal.

— Maintenant, haleta Jakin, je vas te donner ce que tu mérites.

Il se mit en devoir de piler la figure de l'homme, tandis que Lew nivelait à coups de talon les proéminences de son ana- tomie. Le sens chevaleresque ne joue qu'un rôle médiocre dans la psychologie moyenne d'un tambour. Il se bat, comme ses maîtres, pour toucher.

Lamentable fut la ruine qui s'échappa de leurs mains, et terrible le courroux du sergent Bazar. Également terrible la scène qui s'ensuivit dans la salle des rapports lors de la comparution des deux coupables, incriminés d'avoir à moitié assassiné un « civil ».

Le sergent détaché au Bazar avait soif d'une poursuite criminelle, et son fils mentait. Les gamins se tenaient au garde-à-vous tandis que s'amoncelait la masse noire des témoignages.

— Ces petits chenapans donnent plus de mal que tout le reste du Régiment ensemble, dit le colonel en colère. Cela servirait autant de réprimander ce chardon qui vole, et je ne peux tout de même pas les mettre en cellule ou aux arrêts. Qu'on leur donne une autre correction.

— Faites excuse, Sir. Est-ce que nous ne pouvons rien dire pour notre défense, Sir ? dit Jakin d'une voix perçante.

— Hein ! Quoi ? Ils vont discuter avec moi ? dit le colonel.

— Non, Sir, dit Lew. Mais si un homme venait à vous, Sir, pour vous dire qu'il va vous dénoncer, Sir, rien que pour

vous être offert un brin de tournée avec un copain, Sir, et voulait vous tirer de l'argent, à vous, Sir.

La salle des rapports retentit d'un grand éclat de rire. — Eh bien, dit le colonel.

— C'est ce que ce failli grêlé que voilà voulait faire, Sir ; et il l'aurait fait, Sir, si nous ne l'avions pas empêché. Nous ne lui avons pas fait beaucoup de mal, Sir. Il n'a aucune espèce de droit de se mêler de nos affaires, Sir. Ça m'est égal d'être fouetté par le tambour-major, Sir, d'être signalé par n'importe quel caporal, mais quand on est... c'est-à-dire je trouve pas juste, Sir, qu'un civil vienne parler de haut en bas à un homme de l'Armée.

Un second éclat de rire ébranla la salle des rapports. Mais le colonel garda sa gravité.

— Comment sont-ils notés, ces gamins-là ? demanda-t-il au sergent-major régimentaire.

— D'après le chef de musique, Sir, répondit ce fonctionnaire révéré, l'unique autorité du régiment, que craignaient les rebelles, ils sont capables de tout, sauf de mentir, Sir.

— Ça serait-il probable que nous aurions abîmé cet homme pour le plaisir, Sir ? dit Lew en montrant le plaignant.

— Allons, réprimande — réprimande ! dit le colonel avec humeur, et, une fois les gamins partis, il admonesta le fils du argent du Bazar sur l'erreur des interventions mal comprises, et enjoignit au chef de musique de mieux veiller à la discipline des tambours.

— Que l'un ou l'autre de vous vienne à l'exercice avec si peu qu'une égratignure sur vos deux vilains museaux, tonna le chef de musique, et je dirai au tambour-major de vous

enlever la peau du derrière. Tenez-vous-le pour dit, petites fripouilles.

Puis il se repentit de ses paroles au moins pendant le court espace de temps que Lew, plus séraphique que nature sous l'uniforme d'écarlate passementé, remplaça un des trompettes — en ce moment à l'hôpital — et fit la partie de l'écho dans un morceau descriptif de bataille. Lew était certainement musicien, et avait maintes fois dans ses moments d'expansion manifesté le désir d'apprendre à jouer de tous les instruments de la musique à la fois.

— Rien ne vous empêche de devenir chef aussi un jour, Lew, dit le chef de musique, auteur de valses pour son compte, et qui ne perdait de vue la nuit ni le jour les intérêts de la fanfare.

— Qu'est-ce qu'il a dit ? demanda Jakin après l'exercice. — Il a dit que je pourrai devenir un sacré chef de musique ; ça s'invite, ces gens-là, à prendre un verre de madère les soirs de fête au mess.

— Oh ! Oh ! Il a dit que tu pourrais devenir un sacré non- combattant ! Ça lui ressemble. Quand j'aurai fini mon temps d'enfant de troupe — c'est rien dégoûtant que ça ne compte pas pour la pension — je rengagerai soldat. Dans un an je, serai caporal avec ce que je sais des ficelles et des trucs du métier. Dans trois ans je ferai un sacré sergent. Je ne me marierai pas alors, non, pas si bête ! Je tiendrai bon, j'apprendrai les manières des officiers, et je demanderai à permuter dans un régiment où tout le monde ne me connaisse pas. Après je deviendrai un sacré officier. Alors je vous inviterai à prendre un verre de sherry, Mister Lew, et vous aurez bel et bien à poireauter dans l'antichambre en attendant

que le sergent du mess vous le mette dans vos sales pattes.

— Tu crois à cette blague que je veux être chef de musique ? Non, pas moi, tu sais ! Je serai officier aussi. Il n'y a rien de tel que de continuer quelque chose quand on a commencé, dit le maître d'école. Le régiment ne rentre pas en Angleterre d'ici sept ans. Je serai caporal alors, ou pas loin.

Ainsi les gamins discutaient leur avenir.

Ils se conduisirent avec une piété exemplaire pendant une semaine. C'est-à-dire que Lew se lança dans un flirt avec la fille du sergent porte-drapeau, âgée de treize ans — « non pas », ainsi qu'il l'expliquait à Jakin, « avec la moindre intention matrimoniale, mais histoire de s'entretenir la main ». Cependant la brune Cris Delighan goûta davantage ce flirt que les précédents, au grand ressentiment collectif des autres tambours, et Jakin prononça des sermons sur le danger de « coller au cotillon ».

Mais ni tendresse ni vertu n'auraient maintenu Lew longtemps dans les sentiers de la bienséance, si le bruit ne s'était répandu que le Régiment allait faire campagne et prendre part à une guerre que, pour abréger, nous appellerons « la Guerre des Tribus Perdues ».

La caserne eut connaissance de la nouvelle avant le mess, ou peu s'en faut, et sur les neuf cents hommes qu'elle renfermait il n'y en avait pas dix qui eussent vu tirer un coup de feu par un homme en colère. Le colonel avait, vingt ans auparavant, assisté à une expédition de frontière ; un des majors avait servi au Cap ; un déserteur réintégré de la compagnie E avait aidé à charger dans les rues en Irlande ; mais c'était tout. Le Régiment avait été oublié pendant plu-

sieurs années. La grande majorité de son contingent pouvait compter de trois à quatre années de service ; les sous- officiers n'avaient pas trente ans ; et les hommes comme les sergents oubliaient de se raconter les histoires inscrites en abrégé sur le Drapeau — le Drapeau Neuf, qu'un Evêque en Angleterre avait solennellement béni avant le départ du Régiment.

Ils voulaient bien aller — ils en brûlaient de hâte et d'enthousiasme — mais ils ne soupçonnaient pas le vrai sens du mot « guerre », et il n'y avait personne pour le leur apprendre. Ils constituaient cependant un corps instruit, les certificats d'études dans leurs rangs se chiffraient par un pour cent élevé, et la plupart des hommes savaient au moins lire et écrire. Leur recrutement s'était opéré en loyale observance de principe territorial ; mais eux-mêmes ne se formaient aucune notion du dit principe. Ils sortaient de la population trop dense d'un district manufacturier. Le dressage avait pu vêtir de chair et de muscles leurs squelettes chétifs, mais n'avait pas suffi à leur mettre du cœur au ventre, car c'étaient les fils d'hommes qui, des générations durant, avaient peiné trop fort pour un salaire trop faible, sué dans des sécheries, trimé sur des métiers, toussé dans la céruse et grelotté sur des gabarres.

Ils devaient à l'Armée le vivre et le loisir, et maintenant ils s'en iraient combattre des « niggers » (i), des gens qui détalent si on leur montre un bâton. C'est pourquoi de vigoureux hourrahs saluèrent la nouvelle tandis que, roublards, les sous-officiers, avec leurs airs de commis, calculaient les

(1) De Negroe.

chances de boni et d'économies à gratter sur la solde. Au Quartier Général, on disait : « Les Fore and Fit n'ont pas vu le feu depuis une génération. Nous les romprons donc tout doucement à la besogne en leur faisant garder les lignes de communication. » Et on l'eût fait si, par aventure, on n'avait eu besoin — grandement besoin — de Régiments Anglais en première ligne, sans compter qu'il reste toujours des Régiments Indigènes, moins sûrs, pour remplir les postes secondaires. « Encadrons-les entre deux régiments solides, dit le Quartier Général. Ils recevront peut-être quelques horions, mais ils apprendront le métier avant la fin de l'affaire. Rien de tel qu'une alerte de nuit et une petite boucherie de traînards pour donner de l'allant à un régiment sur le champ de bataille. Attendez qu'on coupe la gorge à une demi-douzaine de sentinelles. »

Le colonel, enchanté, affirma dans ses rapports l'excellent état moral des hommes. Le Régiment, il s'en félicitait, répondait en tous points à ses désirs : rien qui clochât. Les majors esquissèrent des sourires de satisfaction discrète, tandis que les sous-lieutenants en valsaient par couples du haut en bas du mess après dîner, et manquaient de s'entre- tuer à force d'exercice au revolver. Mais la consternation régnait au cœur de Jakin et Lew. Qu'allait-on faire des tambours ? La musique irait-elle au feu ? Combien de tambours accompagneraient-ils le régiment ?

Ils tinrent conseil ensemble, perchés dans un arbre et fumant.

— Je parie ce que tu veux qu'on nous laisse derrière au Dépôt avec les femmes. Ça fera ton affaire, dit Jakin sar- astiquement.

— C'est à cause de Cris que tu dis ça ? Qu'est-ce que c'est qu'une femme, ou tout un sacré Dépôt de femmes auprès de la chance de voir le feu ? Tu sais bien que j'ai aussi envie que toi d'y aller, dit Lew.

— Si j'étais seulement un sacré clairon, dit Jakin tristement. Dire qu'ils emmèneront Tom Kidd, un type que je pourrais crépir un mur avec, et plus que probable qu'ils ne nous prendront pas.

— Alors il n'y a qu'à rendre Tom Kidd si malade qu'il ne puisse plus sonner du tout. Tu tiendras les mains pendant que je tape dedans, dit Lew en se tortillant sur la branche.

— Ça ne vaudra rien non plus. Nous ne sommes pas des gens à faire fonds sur nos réputations, elles ne valent pas un clou. S'ils laissent la musique au dépôt, nous ne partons pas, y a pas d'erreur. S'ils prennent la musique, on peut nous réformer pour. insuffisance physique. L'as-tu, toi Piggy, ta suffisance physique, dit Jakin, en allongeant à Lew un vigoureux coup de poing dans les côtes.

— Voui, dit Lew avec un juron. Et toi, le docteur dit que t'as le cœur faible à force de fumer à jeun. Bombe un peu que je t'essaye.

Jakin bomba la poitrine, et Lew la frappa de toute sa force. Jakin devint très pâle, suffoqua, râla, fronça des yeux et des tempes, puis dit :

— Ça va bien.

— Tu feras l'affaire, dit Lew. Paraît qu'on peut mourir d'un coup en plein dans le creux.

— Tout ça ne m'avance pas guère, dit Jakin. Sais-tu où c'est qu'on nous envoie ?

— Le bon Dieu l'sait. Quéque part là-haut tuer des Pay-

thans — des grands chameaux poilus qui vous retournent comme une peau de lapin s'ils vous attrapent. On dit aussi que leurs femmes sont chic.

— Rien à frire ? demanda le cynique Jakin.

— Pas un anna, à ce qu'on dit, à moins de creuser la terre, histoire de déterrer la galette des « niggers ». C'est des pauvres.

Jakin se leva tout debout sur la branche, et plongeant à travers la plaine :

— Lew, dit-il, v'là le colonel qui s'amène. C'est un bon bougre que le colonel. Allons lui parler.

Lew faillit tomber de l'arbre devant l'audace d'une telle proposition. Pas plus que Jakin, il ne craignait Dieu ni ne se souciait des hommes, pourtant il y a des bornes même à l'audace d'un tambour, et adresser la parole au colonel...

Mais Jakin se laissait glisser le long du tronc et obliquait déjà dans la direction du colonel. Cet officier marchait absorbé dans ses pensées et dans des visions de C. B. (i) — oui, même un K. C. B. (2) ne commandait-il pas un des meilleurs régiments de la Ligne — les Fore and Fit ? Là- dessus, il aperçut deux petits bonshommes qui arrivaient sur lui au pas de charge. Une fois déjà on lui avait officiellement dénoncé « l'état de mutinerie des tambours », Jakin et Lew passant pour les meneurs. Ceci ressemblait à une conspiration organisée.

Les gamins firent halte à vingt mètres, se portèrent en avant des quatre pas réglementaires, et saluèrent simultané-

(1) Chevalier de l'Ordre du Bain.

(2) Commandeur de l'Ordre du Bain.

ment. Chacun aussi raide qu'une baguette de fusil et à peu près de même taille.

Le colonel se trouvait d'humeur propice ; les gamins paraissaient très seuls et très abandonnés au milieu de la plaine déserte, et l'un d'eux au moins avait bonne mine.

— Eh bien ! dit le colonel, en les reconnaissant. Est-ce que vous voulez m'attaquer en plein jour ? Vous savez pourtant que je ne me mêle jamais de vos affaires... Même quand (il renifla d'un nez soupçonneux) quand vous avez fumé.

Il fallait battre le fer pendant qu'il était chaud. Leurs cœurs palpitaient à se rompre.

— Faites excuse, Sir, commença Jakin. Le régiment a reçu l'ordre de partir en service actif, Sir ?

- Je le pense, dit le colonel avec courtoisie.

— Est-ce que la musique y va, Sir ? dirent-ils tous deux ensemble.

Puis, après une pause :

— Nous y allons, Sir, n'est-ce pas ?

— Vous ! dit le colonel, en reculant pour mieux embrasser d'un regard les deux frêles silhouettes. Vous ! Vous seriez morts à la première marche.

— Non, pas nous, Sir. Nous pouvons marcher au pas du Régiment n'importe quand — à l'exercice et ailleurs, dit Jakin.

— Si Tom Kidd y va, il pliera en deux comme un couteau de poche, dit Lew. Tom a les veines très serrées aux deux jambes, Sir.

— Très quoi ?

— Très serrées, Sir. C'est pourquoi elles enflent quand

l'exercice a été long, Sir. S'il peut y aller, nous pouvons y aller, Sir.

De nouveau le colonel les regarda longuement et fixement. — Oui, la musique y va, dit-il avec autant de gravité que s'il s'adressait à un frère d'armes. N'avez-vous pas de parents, ni l'un ni l'autre ?

— Non, Sir, ripostèrent allégrement Lew et Jakin. Nous sommes tous deux orphelins, Sir. N'y a personne à ménager pour ce qui nous regarde, Sir.

— Pauvres petits moucherons, et vous voulez aller au feu, comme ça, avec le Régiment ? Pourquoi ?

— Je porte l'uniforme de la Reine depuis deux ans, dit Jakin. C'est très dur pour un homme, Sir, de n'obtenir aucune faveur quand il a fait son devoir, Sir.

— Et... et si je n'y vais pas, Sir, interrompit Lew, le chef de musique, il dit qu'il me prendra pour faire de moi un sacr... un bienheureux musicien. Avant d'avoir vu du service, Sir !

Le colonel resta longtemps sans répondre. Puis il dit tranquillement :

— Si le docteur vous reconnaît bons, eh bien oui, vous irez. A votre place je ne fumerais plus.

Les gamins saluèrent et disparurent. Le colonel rentra et raconta l'histoire à sa femme, qui faillit en pleurer d'attendrissement. Il était content. Si telle était la trempe des enfants, que ne feraient les hommes ?

Jakin et Lew effectuèrent avec majesté leur entrée dans la chambre des enfants de troupe, et refusèrent de tenir conversation avec leurs camarades pendant au moins dix minutes. Puis, éclatant d'orgueil, Jakin grasseya :

— Je viens d'interviewer le colonel. C'est un bon vieux bougre, le colonèl. J'y ai dit : « Mon colonel, que j'y dis, laissez-moi aller me battre avec le Régiment. » « Vous irez », qu'il a dit, « et j'voudrais seulement qu'il y en aurait plus comme vous parmi les sales petites fripouilles qui épous- sètent mes sacrées peaux d'ânes. Kidd, si tu me jettes ton fourniment à la tête parce que je te dis la vérité, et pour ton bien encore ! tes jambes enfleront. »

Il n'y en eut pas moins bataille-royale à la chambrée ce soir-là, car les gamins séchaient d'envie et de haine, et ni Jakin ni Lew ne prêtaient à la conciliation.

— Je m'en vas dire adieu à ma connaissance, dit Lew, pour comble de bravade. Que personne ne touche à mon fourbi, rapport qu'on le réclame pour le service actif. Le colonel m'invite.

Il partit flânant et siffla en pénétrant dans le bouquet d'arbres derrière le quartier des ménages jusqu'à ce qu'il vît arriver Cris ; une fois échangés les baisers préliminaires, Lew se mit à expliquer la situation.

— Je pars en campagne avec le Régiment, dit-il vaillamment.

— Piggy, tu es un petit menteur, dit Cris.

Mais le cœur lui manquait à parler de la sorte, car Lew n'avait pas l'habitude de mentir.

— Menteuse toi-même, Cris, dit Lew en lui glissant un bras autour de la taille. Je pars. Quand le Régiment se mettra en route, tu me verras avec les autres, gaillard et guilleret. Donne-moi encore un baiser, Cris. Ça vaut bien ça.

— Si t'étais seulement resté au Dépôt — comme tu aurais

dû faire — t'en aurais eu autant... que t'en aurais foutre voulu, pleurnicha Cris en tendant sa bouche.

— C'est dur, Cris. Je t'accorde que c'est dur. Mais que veux-tu qu'on fasse ? Si j'étais resté au Dépôt, t'aurais pas pensé grand'chose de moi.

— Ça se peut, mais je t'aurais eu avec moi, Piggy. Et tout ce qu'on peut penser au monde, ça ne vaut pas de s'embrasser.

— Et tous les baisers du monde ne valent pas une médaille à mettre sur le devant de sa veste.

— Toi ? t'auras pas de médaille.

— Si, si, que j'en aurai, tout de même. Moi et Jakin nous sommes les seuls tambours en titre qu'on emmène. Tout le reste c'est des hommes, des grands, et nous gagnerons nos médailles en même temps avec eux.

— On aurait bien pu en prendre un autre que toi, Piggy. Tu te feras tuer — t'es si aventureux. Reste avec moi, Piggy, mon cœur, reste au Dépôt et je t'aimerai pour toujours.

— C'est-il pas comme ça que tu m'aimes à présent, Cris ?

Tu le disais.

— Pour sûr, mais l'autre manière c'est moins vétilleux. Attends que t'aies poussé un brin, Piggy. T'es pas plus grand que moi à cette heure.

— V'là deux ans que je suis dans l'Armée, je vais pas rater l'occase de voir du service, et tu ferais mieux de pas m'y pousser. Je reviendrai, Cris, et quand je m'établirai comme un homme, je t'épouserai — je t'épouserai quand je serai caporal.

— Parole, Piggy ?

Lew réfléchit à l'avenir tel que l'avait arrangé Jakin peu

de temps auparavant, mais la bouche de Cris était très près de la sienne.

— Parole, et Dieu m'aide ! dit-il.

Cris lui mit un bras au cou.

— Je ne veux plus te retenir, Piggy. Va-t'en chercher ta médaille, et je te ferai une jolie pochette à boutons toute neuve. La plus jolie que je pourrai, murmura-t-eîle.

— Mets-y de tes cheveux dedans, Cris, et je la garderai dans ma poche tant que je serai eri vie.

Là-dessus Cris se remit à pleurer, et t'entrevue prit fin. Le sentiment générât chez les tambours s'échauffa jusqu'à la fièvre, et l'existence de Jakin et de Lew devint quelque chose de fort peu enviable. Non seulement on leur avait permis de s'enrôler deux ans avant Page réglementaire des enfants de troupe, à savoir à quatorze ans, mais, en vertu, semblait-il, de leur extrême jeunesse, on leur permettait de suivre la campagne, faveur inouïe de mémoire de tambour. La musique qui devait accompagner le régiment avait été réduite aux vingt hommes réglementaires, et le surplus devait réintégrer le rang. Jakin et Lew se trouvèrent attachés à la musique en qualité de surnuméraires, bien qu'ils eussent de beaucoup préféré la place de clairon de compagnie.

— Ça ne fait rien, dit Jakin, après la visite du major. Bien heureux qu'on nous laisse partir du tout. Le major, il dit que si nous avons pu supporter ce que nous avons écopé du fils du sergent Bazar, nous sommes parés pour plus dur.

— On verra, dit Lew, en contemplant avec tendresse la pauvre sacoche gauchement cousue que Cris lui avait donnée. Une mèche de cheveux se tissait dans la couverture en forme d'L efflanquée.

— C'est fait du mieux que j'ai pu, avait-elle sangloté. Je n'ai pas voulu que maman ni le tailleur des sergents m'aident. Garde-la toujours, Piggy, et rappelle-toi que je t'aime.

Ils marchèrent au pas, en colonne, jusqu'à la station du chemin de fer, à l'effectif de neuf cent soixante hommes, et il n'y eut pas une âme dans le cantonnement qui ne sortît pour les voir défiler. Les tambours grincèrent des dents en voyant Jakin et Lew passer avec la musique, les femmes mariées pleurèrent sur l'embarcadère, et le régiment s'enroua à force de s'acclamer lui-même, à se congestionner les veines.

— Un bel ensemble, et homogène, dit le colonel au lieutenant-colonel, en surveillant l'embarquement des quatre premières compagnies.

— En forme pour n'importe quoi, dit le lieutenant-co- lonel avec enthousiasme. Mais ils me semblent une idée trop jeunes et trop tendres pour la besogne en train. Il fait un froid de chien là-haut en ce moment.

— Ils sont assez solides, dit le colonel. Il faut bien fairé la part des chances de maladie.

Ils s'en allèrent donc vers le Nord, toujours vers le Nord, laissant derrière eux files sur files de chameaux armées de convoyeurs, légions de mulets de bât, foule chaque jour accrue ; puis le train avec un coup de sifflet rageur fit halte enfin à une bifurcation désespérément engorgée, où six trains de quarante wagons desservaient six lignes de voies provisoires pleines de sifflements, de Babus (i) en sueur et de jurons d'Intendance, dont le concert résonnait de l'aube aux heures tardives de la nuit, parmi la paille qu'arrachait

(1) Employés indigènes.

le vent aux balles de fourrage et les meuglements d'un millier de bœufs.

— Dépêchez-vous, on vous réclame à l'avant-garde ! C'est le message qui accueillit le Fore and Aft, et les voyageurs qui occupaient les voitures de la Croix-Rouge chantaient la même chanson.

— C'est pas tant la chose de se battre, soufflait un hussard à tête enturbannée de linges, tandis qu'un groupe de Fore and Aft l'écoutait avec admiration, c'est pas tant la chose de se battre quoiqu'on n'en ait pas moins sa suffisance. C'est la sacrée nourriture et le sacré climat. De la gelée toute la nuit excepté quand il grêle, et tout le jour un soleil bouillant, et l'eau qui pue à vous fiche par terre. Je me suis fait écailler la tête comme une coquille d'oeuf ; j'ai pincé une pneumonie, et j'ai les boyaux en ribote aussi. Y a pas gras de picnic par là-bas, je vous en réponds.

— Les nègres à quoi qu'ils ressemblent ? demanda un troupier.

— Il y a des prisonniers dans ce train là-bas. Va t'en les regarder. C'est la Haute du pays. Les autres sont un brin plus laids encore. Si vous voulez savoir avec quoi ils se battent, cherchez sous la banquette et prenez le grand couteau qui est là.

Ils tirèrent au jour et considérèrent pour la première fois le redoutable couteau afghan, à manche de corne et à lame triangulaire. Il avait presque la taille de Lew.

— Un bel outil pour se faire zigouiller, dit le troupier d'une voix faible.

— Ça vous enlève le bras d'un homme et l'épaule avec, comme du beurre. J'ai fait deux tranches du bougre qui se

servait de celui-ci, mais il ne manque pas de petits fr-ères là- haut. Ils ne comprennent pas l'estoc, mais c'est des diables pour la taille.

Les hommes franchirent en flânant les voies pour examiner les Afghans prisonniers. Ils différaient de tous « nègres » que les Fore and Aft eussent jamais rencontrés — fils géants de Beni Israël, le poil noir et l'œil mauvais. Comme les hommes s'émerveillaient, les Afghans crachèrent sans vergogne, et les yeux baissés se murmurèrent des choses.

— Mâtin ! Quels vilains cochons ! dit Jakin qui fermait la marche de la procession. Dis donc, mon vieux, quand t'es-tu fait puckrowed (i) eh ? Kisiwasii (2) que tu n'as pas été pendu pour ta sale tête, hein ?

Le plus grand de la troupe se retourna en faisant cliqueter les fers de ses jambes, et fixa l'enfant.

— Regardez ! cria-t-il en Pushto (3) à ses compagnons. Ils envoient des enfants contre nous. Quel peuple, et quels fous !

— Ah ! Ah ! dit Jakin, en dodelinant gaiement de la tête. Vous allez dans le pays-bas. Khetna (4) pour toi, pirtiki■*- pani (5) pour toi — toi vivre comme un sacré Raja. ça. meilleur bandobusi (6) que baïonnette dans le ventre. Adieu, ma vieille. N'abîme pas ta chouette bobine et tâche d'avoir l'air Kushy (7).

(1) Pincer.

(2) Pourquoi ?

(3) Dialecte du Nord.

(4) Dîner.

(5) Soda.

(6) Combinaison.

(7) Content.

Les hommes rirent et se mirent en route. Dès la première étape ils commencèrent à se rendre compte que la vie du soldat n'est pas tout cantine et jeux de quilles. Sérieusement impressionnés par la taille et l'air de férocité bestiale des nègres qu'ils avaient dès lors appris à nommer Paythans (i), ils l'étaient davantage par l'extrême incommodité de leurs propres arrangements. Une vingtaine de vieux soldats dans le corps, et ils auraient appris à s'organiser un couchage tolé- rablê la nuit, mais ils n'avaient pas de vétérans, et, comme -se le répétaient les troupes sur la ligne de marche, « ils vivaient comme des cochons ». Ils connurent l'exaspérante astuce des cuisines de campagne et des chameaux de bât, la perversité d'une tente-abri ou d'une mule blessée au garrot. Ils purent étudier des microbes dans l'eau, et saisirent au cours de cette étude l'occasion de s'offrir quelques cas de dysenterie.

A la fin de la troisième marche, ils furent désagréablement surpris par l'arrivée, dans le camp, d'un lingot de fer martelé, qui, tiré le canon appuyé à sept cents mètres de là, fit gicler la. cervelle d'un troupier assis auprès du feu. Il leur en coûta le repos cette nuit-là, et l'incident marqua le commencement d'une fusillade à longue portée, savamment calculée à cet effet. Le jour on ne voyait rien, à peine parfois un flocon de fumée qui s'élevait d'un rocher commandant la ligne de marche. La nuit, il jaillissait au loin de soudaines flammes, suivies à l'occasion de pertes en morts ou blessés, qui faisaient flamber le camp tout entier dans les ténèbres, et souvent même dé tente à tente.

(1) Pathans.

Sur quoi ils juraient avec véhémence, tout en protestant que c'était magnifique, mais que ça n'était pas la guerre.

Ils avaient raison, ça n'était pas la guerre. Le régiment ne pouvait pas faire halte pour cause de représailles contre les francs-tireurs des bords de la route. Il lui fallait pousser de l'avant et opérer sa jonction avec les troupes écossaises et gurkhas qui faisaient partie de sa brigade. Les Afghans le savaient, et ils savaient aussi, dès leurs coups de feu d'essai, qu'ils avaient affaire à un régiment novice. Ils se vouèrent dorénavant à la tâche de garder le Fore and Aft au même diapason de tension et d'éveil. Pour rien au monde ils n'auraient pris de pareilles libertés avec un corps de troupes aguerri — les méchants petits Gurkhas, par exemple, qui se faisaient un plaisir de guetter à la belle étoile par quelque nuit noire et de traquer leurs traqueurs — ou ces terribles géants en vêtements de femmes, qu'on entendait prier leur Dieu pendant les gardes nocturnes, et dont la plus acharnée fusillade n'arrivait pas à troubler la paix — ou bien ces Sikhs abominables qui affectent une négligence si ostensible en marchant et paient d'un si funèbre prix l'audace de qui tenterait d'en profiter.

Mais ce régiment blanc-là était différent — tout à fait différent. Il dormait comme un porc, et, comme un porc, chargeait dans tous les sens quand on le réveillait. Ses sentinelles marchaient d'un pas qui s'entendait à un quart de mille, faisaient feu sur tout ce qui bougeait — même un âne rabattu sous leur vent — et une fois qu'elles avaient fait feu, on pouvait les éventrer dans toutes les formes de l'art et les laisser sur place étalées, horribles, offensant le visage du soleil matinal. Puis il y avait les convoyeurs, les traînards

qu'on pouvait abattre sans peur. Leurs cris mettraient la crainte au cœur des conscrits blancs que gênerait fort plus tard la perte de leurs services.

Ainsi, à chaque étape, s'enhardissait l'ennemi invisible, et le régiment harcelé se convulsait sous des attaques qu'il ne pouvait venger. Les Pathans couronnèrent ces exploits par une surprise de nuit, une charge dont le bilan se chiffra par nombre de cordes de tentes coupées, de toiles humides affaissées et un joyeux intermède au couteau dans le tas d'hommes qui se débattaient et gigotaient dessous.

Ce fut une opération considérable, proprement menée, qui ébranla le moral déjà touché du Fore and Aft. Le seul courage dont il leur avait fallu faire preuve encore, c'était le « courage de deux heures du matin » ; et, jusque-là, ils n'avaient réussi qu'à tirer sur leurs camarades et à gâcher leur sommeil.

Maussades, mécontents, gelés, furieux, malades, sous leurs uniformes ternes et salis, les Fore and Aft rejoignirent leur brigade.

— J'apprends que vous en avez vu de dures en route, dit le général de brigade.

Mais, à la vue des registres d'hôpital, sa figure changea. — Voilà qui ne va pas, se dit-il en lui-même. Comme endurance ils ne valent pas un troupeau de moutons.

Et tout haut au colonel :

— Dommage que nous ne puissions guère vous ménager pour le moment. Nous avons besoin de tout notre monde, sans quoi je vous aurais donné une dizaine de jours pour vous refaire.

Le colonel piqué repartit ;

— Sur l'honneur, Sir, il n'y a nullement lieu de nous ménager. Mes hommes ont été quelque peu tracassés, houspillés sans avoir occasion de rendre les coups. Ils veulent aller quelque part où ils voient devant eux, voilà tout.

— Je ne peux pas dire que j'aie une haute opinion du Fore and Fit, dit en confidence le général de brigade au chef d'État-Major. Ils ont perdu toute allure militaire, et, à la manière dont ils ont l'air fichus, on dirait qu'ils sont venus à pied de l'autre côté d'Asie. Je n'ai vu de ma vie un lot d'hommes plus vannés.

— Bah, ils s'amélioreront à l'ouvrage. Le vernis du champ de manœuvres a souffert plus ou moins, mais avant longtemps ils prendront le poli du champ de bataille, dit le chef d'État-Major. Ils se sont fait bousculer et ils n'y comprennent rien.

Ils n'y comprenaient rien, en effet, tous les coups venaient du même bord, coups sévères compliqués de suites cuisantes, c'était à rendre malade de dégoût. Sans compter la vraie maladie, celle qui agrippe un homme solide et le traîne hurlant à la tombe. Le pire, c'est que les officiers connaissaient tout aussi mal le pays que les hommes eux-mêmes, et cela se voyait. Les Fore and Aft se trouvaient dans les plus défavorables conditions, soutenus pourtant par la conviction que tout irait bien du jour où ils auraient l'occasion d'attaquer carrément. Ces tirailleries du haut en bas des vallées ne donnaient aucune satisfaction, la baïonnette ne semblait jamais trouver chance de sortir du fourreau. Peut-être, en somme, valait-il mieux ainsi, car un Afghan, le coutelas emmanché d'un long bras, atteignait à huit pieds, et pouvait mettre hors de combat trois Anglais. Les Fore and Fit au-

raient-aimé tirer un peu à la cible sur l'ennemi — les sept cents fusils crachant d'accord. Ce désir indiquait l'humeur des hommes,

Les Gurkhas vinrent les voir dans leur camp, et en mauvais anglais de chambrée tentèrent de fraterniser avec eux ; ils leur offrirent des pipes de tabac et les traitèrent à la cantine. Mais les « Fore and Aft », ne connaissant pas grand'- chose à la nature des Gurkhas, les traitèrent comme ils auraient traité n'importe quels autres « nègres », et les petits hommes en vert se dépêchèrent d'aller retrouver leurs vieux amis les Highlanders, et avec maintes grimaces leur confièrent :

— Ce sacré régiment blanc, bon à rien, grincheux... pouah ! Sale... pouah ! Ha, ha, rien à boire pour Bibi ?

Sur quoi les Highlanders cognèrent les Gurkhas quant à la tête et leur enjoignirent de ne pas insulter un régiment britannique, et les Gurkhas sourirent d'un air caverneux, car les Highlanders étaient leurs frères aînés avec tous droits à tels privilèges de parenté. Il y a gros à parier qu'un soldat ordinaire qui touche un Gurkha se fera ouvrir le crâne en deux.

Trois jours plus tard le général de brigade organisa une bataille selon les règles de l'art militaire et les particularités du tempérament afghan. L'ennemi se massait en force inquiétante dans la montagne et de nombreux étendards verts lui signalaient le soulèvement des tribus qui marchaient à la rescousse des troupes afghanes régulières. Un escadron et demi de Lanciers Bengalis formaient toute la cavalerie, et deux canons démontables empruntés à une colonne campée trente milles plus loin, l'artillerie dont disposait le général.

— S'ils font tête, comme je le présume, j'imagine que nous assisterons à un combat d'infanterie qui en vaudra la peine, dit le général de brigade. Nous ferons bien les choses : chaque régiment ira au feu entraîné par sa musique et nous tiendrons la cavalerie en réserve.

— Pour toute réserve ? demanda quelqu'un.

— Pour toute réserve ; parce que nous allons les pulvériser, dit le général de brigade, qui n'était pas un général de brigade ordinaire et ne croyait pas à l'importance des réserves dans la guerre contre des Asiatiques. Au fait, quand on y pense, si l'armée anglaise avait, comme une armée raisonnable, compté sur ses réserves dans toutes ses petites affaires, les bornes de notre Empire seraient encore à Brigh- ton-sur-mer.

Cette bataille devait être admirable.

Les trois régiments débouchant par trois gorges distinctes, après avoir dûment occupé les hauteurs qui les commandaient, devaient converger du centre, de la gauche et de la droite, sur ce que nous appellerons l'armée afghane, laquelle stationnait pour l'heure, plus bas, vers l'extrémité d'une vallée à fond plat. D'où il appert que trois côtés de la vallée appartenaient effectivement aux Anglais, tandis que le quatrième formait la propriété exclusive des Afghans. En cas de défaite, les Afghans avaient les hauteurs montagneuses pour y abriter leur fuite, et le feu des tribus auxiliaires en guérilla couvrirait leur retraite. En cas de victoire, ces mêmes tribus descendraient en masse appuyer de leur poids la déroute des Anglais.

Les pièces démontables devaient canonner les têtes de chaque colonne afghane avançant en ordre serré, et la cava-

lerie, tenue en réserve dans la vallée de droite, devait stimuler doucement la débandade qui suivrait cette attaque combinée.

Le général de brigade, assis sur un rocher qui dominait la vallée, verrait la bataille se dérouler à ses pieds. Les Fore and Aft devaient déboucher du ravin central, les Gurkhas de la gauche, et les Highlanders de la droite, pour cette raison que le flanc gauche de l'ennemi semblait nécessiter le plus vigoureux coup de tampon. Ce n'était pas tous les jours qu'une force afghane prenait position en terrain découvert, et le général de brigade était résolu à tirer le meilleur parti de la circonstance.

— Si nous avions seulement un peu plus d'hommes, disait-il plaintivement, nous pourrions envelopper tous ces gars-là et les écrabouiller complètement. Tels qu'ils sont on ne pourra guère que les sabrer à la course. C'est grand dommage.

Les Fore and Aft avaient joui d'un repos sans nuage pendant les cinq derniers jours, et commençaient, malgré la dysenterie, à recouvrer leur nerf. Mais ils n'étaient pas heureux, dans leur ignorance de la besogne courante, et, quand ils y auraient compris quelque chose ils n'auraient jamais su la manière de s'y prendre.

Ces cinq jours pendant lesquels des vétérans auraient pu leur enseigner les roueries du jeu, ils les avaient employés à discuter leurs récentes mésaventures — comme quoi un tel était vivant à l'aurore et mort avant le coucher du soleil, avec quels cris et quels trépignements tel autre avait rendu l'âme sous le coutelas afghan. La mort apparaissait comme une chose neuve et horrible à ces fils d'artisans habitués à mourir décemment de maladies microbiennes ; et leur soi-

gneux internement au fond de leurs casernes n'avait en rien contribué à la leur faire envisager avec moins de terreur.

Dès le point du jour, les clairons commencèrent à sonner, et les Fore and Aft, pleins d'un zèle mal compris, s'alignèrent sans prendre le temps d'absorber une tasse de café ni un biscuit ; ils en furent payés par le plaisir d'une attente prolongée et glaciale, en armes, tandis que les autres régiments faisaient à loisir leurs préparatifs de combat. Tout le monde sait qu'il est dangereux d'ôter ses culottes (i) à un High- lander. Il est beaucoup plus dangereux encore d'essayer de le mettre en branle à moins qu'il ne soit convaincu de la nécessité de se hâter.

Les Fore and Aft attendirent, appuyés sur leurs fusils, en écoutant protester leurs estomacs vides. Le colonel fit de son mieux pour remédier à ce défaut de combustible aussitôt qu'on fut parvenu à lui inculquer l'idée que l'affaire n'allait pas commencer sur-le-champ, et il réussit à tel point que le café était tout juste prêt quand les hommes se mirent en marche, musique en tête. Et même alors on avait mal calculé le moment, de sorte que les Fore and Aft entrèrent dans la vallée dix minutes avant l'heure fixée. La musique fit à droite en arrivant en terrain découvert, et se retira derrière un monticule de rochers, sans cesser de jouer, tandis que le régiment continuait de l'avant.

Or ce n'est point un spectacle agréable qui se découvrit alors à leur œil inexpérimenté.

Le fond de la vallée paraissait garni par une armée rangée en bataille — de vrais régiments pour de bon, vêtus d'habits

1) ET-pression proverbiale.

rouges, et — il n'y avait là-dessus aucun doute — tirant des balles de Martini-Henri qui faisaient voler la terre à cent mètres en avant de la compagnie de tête. Sur ce sol grêlé de plomb le régiment avait à passer, et il ouvrit le bal avec ensemble et courtoisie, saluant en mesure comme s'il avait été soudé sur une baguette. Encore à demi capable de penser par lui-même, il tira une salve en se bornant à la simple opération d'appliquer la crosse à l'épaule et de presser sur la détente. Les balles dérangèrent peut-être quelques-uns des guetteurs sur le versant de la montagne, mais elles ne troublèrent certes point le gros de l'ennemi en face, tandis que le bruit de la fusillade noyait les ordres qu'on aurait pu donner.

— Bon Dieu ! dit le général de brigade, assis sur son rocher et qui dominait tout. Ce régiment a tout gâté. Faites vite avancer les autres, et que les canons se mettent en marche.

Mais les canons démontables, en tournant les hauteurs, étaient tombés sur un nid de guêpes de petit fortin de boue qu'ils bombardèrent incontinent à huit cents mètres, au plus grand déplaisir des occupants, peu accoutumés à des armes d'une précision si diabolique.

Les Fore and Aft continuèrent, mais d'une allure ralentie. Où étaient les autres régiments et pourquoi ces nègres se servaient-ils de Martinis ? Ils se déployèrent instinctivement, se couchant, tirant au hasard, se ruant de quelques pas en avant, puis se recouchant encore, suivant la théorie. Une fois dans cette formation chaque homme se sentit désespérément seul, et se mit à obliquer vers son chef de file comme pour se rassurer.

Alors, la détonation du fusil de son voisin à son oreille l'incita à tirer aussi vite que possible — toujours pour se rassurer à force de bruit. Le résultat ne se fit pas longtemps attendre. Cinq décharges plongèrent les rangs dans un banc de fumée impénétrable aux regards, et les balles se mirent à labourer le sol à vingt ou trente mètres en avant des tireurs, à mesure que le poids de la baïonnette entraînait le canon du fusil, et que les bras droits se lassaient de contenir la ruade en retour des Martinis. Les commandants de compagnie cherchaient en vain à percer la fumée du regard et, machinalement, les plus nerveux essayaient de l'écarter avec leurs casques comme éventails.

— Plus haut et à gauche 1 braillait un capitaine à tue- tête. Ah ! ouat ! Cessez le feu, et laissez dissiper un peu.

Par trois et quatre fois les clairons répétèrent l'ordre, et quand ils eurent obéi, les Fore and Aft s'attendirent à voir leur ennemi fauché devant eux par gerbes couchées d'hommes. Une légère brise emporta la fumée et laissa voir l'ennemi toujours en position et apparemment intact. Un quart de tonne de plomb avait été enfoui à quelque deux cents mètres en avant de sa ligne de bataille comme la terre déchiquetée l'attestait.

Il n'était point démoralisé. Il attendit que ce vacarme enragé s'éteignît, et tira tranquillement au cœur de la fumée. Un troupier du Fore arid Aft se mit à courir sur toute la profondeur de sa compagnie avec des cris d'agonie, un autre frappait des talons la terre en râlant, et un troisième, le bas- ventre déchiré par une balle mâchée, suppliait à grands cris ses camarades de mettre fin à ses souffrances. C'étaient là

les accidents, ils n'étaient rassérénants à entendre ni à voir. La fumée éclaircit en terne buée.

Alors l'ennemi se l'nit à pousser de grands cris, et une masse — une masse noire — se détacha du corps principal, s'ébranla à travers la plaine avec une vitesse horrible. Elle se composait de peut-être trois cents hommes qui hurleraient, tireraient et tailleraient au cas où aboutirait la charge de leurs cinquante premiers camarades, ceux-ci déterminés à mourir. Ces cinquante étaient des Ghazis, à moitié fous d'opium et complètement de fanatisme religieux. Quand ils chargèrent, le feu des Anglais cessa, et dans l'accalmie l'ordre fut donné de rassembler et de les recevoir à la baïonnette. Le premier venu, si courte que fût son expérience, aurait pu dire aux Fore and Aft que le seul moyen de traiter une charge de Ghazis, c'est par des salves à longue portée ; parce qu'un homme qui veut mourir, qui désire mourir, qui gagnera le ciel en mourant, doit, dans neuf cas sur dix, tuer l'homme auquel reste une vague prévention en faveur de la vie, pourvu qu'il arrive au corps à corps. Là où ils auraient dû marcher en colonne et de l'avant, les Fore and Aft s'étaient déployés en tirailleurs, et là où ils auraient dû se déployer et faire feu ils s'étaient reformés en ordre d'attente.

Un homme tiré du lit à demi réveillé, et à jeun par-dessus le màrché, n'est jamais d'humeur bien enjouée. Et sa félicité ne s'accroît pas à contempler le blanc des yeux de trois cents démons de six pieds, sur la barbe desquels coule l'écume, dans la bouche desquels rugit la fureur, et dont les mains sont armées de couteaux de trois pieds.

Les Fore and Aft entendirent les clairons des Gurkhas, qui emportaient leur régiment au pas de charge, tandis que le

) hennissement des cornemuses écossaises s'élevait sur la gauche. Ils s'efforcèrent de rester à la même place bien que les baïonnettes ondoyassent sur le front de la colonne comme les avirons d'un bateau fou. Puis ils sentirent, corps à corps, la formidable vigueur physique de leurs ennemis, la charge finit dans un cri de souffrance, et les couteaux plongèrent. Alors il se passa des scènes impossibles à raconter. Les hommes se mirent en tas et frappèrent en aveugles—la moitié du temps sur leurs propres camarades. Le premier rang céda comme un papier qu'on froisse, et les cinquante Ghazis passèrent ; ceux qui les suivaient, ivres maintenant de victoire, emportés par la même fureur.

On rassembla les sections de soutien, et les officiers de peloton bondirent dans la mêlée — tout seuls. Car les hommes du soutien avaient entendu la clameur devant eux, les cris, les hurlements de souffrance, ils avaient vu le sang, le sang noir qui fait peur. Non, ils n'allaient pas rester là. Ce fut la répétition de l'assaut du camp. Que les officiers aillent à l'enfer, s'il leur plaît ; eux se sauveraient des couteaux.

— En avant f crièrent les lieutenants.

Et leurs hommes, avec des malédictions, reculèrent, chacun collant à son voisin et l'ensemble tournant comme une roue.

Charteris et Devlin, lieutenants à la dernière compagnie, firent face à la mort, seuls, convaincus que leurs hommes les suivraient.

— Vous m'avez tué, tas de lâches, sanglota Devlin. Et il tomba, fendu de l'épaule au creux de l'estomac ; et un autre détachement de ses hommes qui battait en retraite, toujours en retraite, le foulèrent aux pieds en se_pressant vers la passe d'où ils avaient émergé.

I kissed her in the kitchen and I kissed her in the hall Cbild'u:n., child'un follow me !

Oh golly, said the cook, is he gwine to kiss us all ? Halla — Halla —? Hallelujah (1) !

C'étaient les Gurkhas qui débordaient du ravin de gauche et en escaladaient les hauteurs au rythme pressant de leur Pas Redoublé régimentaire. Les rochers noirs se couronnaient de petites araignées vert sombre, tandis que les cuivres donnaient, de la voix avec jubilation.

In the morning ! In the morning by the bright light When Gabriel blows his trumpet in the morning !

L'arrière-garde des Gurkhas broncha sur des cailloux roulants. Les premiers rangs firent halte un moment, histoire de reconnaître la vallée et de rajuster des lacets défaits. Puis un petit soupir content courut en frisson d'allégresse le long des rangs, et ce fut comme si la plaine souriait, car voici qu'à leurs pieds on voyait l'ennemi, l'ennemi que, pour joindre plus vite, les Gurkhas étaient venus trouver à si grande allure. Il y en avait beaucoup d'ennemis. On aurait du plaisir. Les petits hommes assujettirent leurs kukrÍs (2) bien en main et attendirent bouche-bée, l'œil fixé sur leurs officiers, en arrêt comme un terrier avant qu'on lui jette une pierre. Le terrain devant eux descendait en pente vers la vallée, et ils jouissaient d'une belle vue d'ensemble de l'action. Ils s'assirent sur les grosses pierres pour regarder, car leurs officiers

(1) Refrain régimentaire. Les paroles n'y ont que l'importance du rythme qu'elles servent, comme celles d'ailleurs que le troupier français adapte aux airs de ses sonneries.

(2) Couteaux.

n'allaient pas gaspiller leur souffle à courir repousser un assaut de Ghazis à plus d'un demi-mille de là. Que les hommes blancs se débrouillent.

— Hi ! Yi ! dit le Subadar Major (i) qui suait à grosses gouttes. Sacrés fous là-bas qui restent en colonne ! ordre serré quand il faut, rien. Feux de salve qu'il faut — oui ! Peuh !

Révoltés, ironiques, indignés, les Gurkhas assistèrent à la retraite — soyons polis — des Fore and Aft qu'ils accompagnèrent d'un feu roulant de jurons et de commentaires.

— Ils se sauvent. Les blancs se sauvent ! Sahib Colonel, est-ce que nous n'allons pas, nous aussi, faire un peu de pas gymnastique ? murmura Runbir Thappa, le plus ancien Je- madar.

Mais le colonel ne voulut rien savoir.

— Laissez ces idiots-là se faire charcuter un peu, dit-il rageusement. C'est bien fait. A force de coups ils feront tête tout à l'heure.

Il braqua sa lorgnette, et perçut l'éclair d'un sabre d'officier.

— Ils se font ramener à coups de plat de sabre — sacrés bleus !... Ce que les Ghazis taillent dedans ! dit-il.

Les Fore and Aft, en revenant en arrière, emportaient avec eux leurs officiers.

L'étroitesse du défilé avait moulé leur troupeau en formation compacte, et l'arrière-garde envoya quelque chose qui ressemblait à une salve mal assurée. Les Ghazis se retirèrent incertains des réserves que la gorge pouvait recéler. En outre,

(1) Grade dans l'armée indigène anglo-indienne.

il n'était jamais sage de trop presser des hommes blancs en fuite. Ils retournèrent, comme des loups rentrent sous bois, satisfaits de leur boucherie, et ne s'arrêtant que pour achever les blessés sur le sol. Le Fore and Aft avait battu en retraite d'un quart de mille, et maintenant, pressé dane la passe, tressaillant de souffrance, affolé et démoralisé de peur, il entendait les officiers, exaspérés jusqu'à la démence, crier tout en frappant les hommes de la garde et du plat de leurs

" sabres :

— Retournez ! Retournez, tas de lâches — tas de femmes. Demi-tour à droite — colonne --de compagnies, — chiens ! vociférait le colonel, — et les subalternes juraient à pleine voix. Mais le régiment voulait s'en aller — s'en aller n'importe où, hors de portée de ces couteaux impitoyables. Il oscillait à droite, à gauche, irrésolu, avec des cris et des huées, tandis que, sur la droite, les Gurkhas envoyaient salve sur salve de pruneaux Snider à longue portée dans le tas des Ghazis qui retournaient aux leurs.

La musique du Fore and Aft, bien qu'abritée du feu direct par le monticule de rochers derrière lequel elle avait stationné, s'enfuit au premier assaut. Jakin et Lew auraient fui également, mais leurs courtes jambes les laissèrent à cinquante mètres en arrière, et dans le temps que la musique s'était de nouveau mêlée au régiment, ils eurent le désagrément de constater qu'il leur allait falloir en venir aux mains, seuls et sans soutien.

— Au rocher, souffla Jakin. Ils ne nous verront pas là. Et ils regagnèrent l'abri jonché d'instruments épars ; les flancs prêts à éclater sous les battements de leur cœur.

— C'est du propre, dit Jakin en se jetant à plat ventre sur

le sol. C'est du propre comme dégagement d'infanterie an^ glaise ! Oh, les cochons ! Ils sont partis en nous laissant seuls -ici ! c' qu'on va faire ?...

Lew s'empara d'un bidon à eau abandonné, rempli natUT rellement de rhum de cantine, et but. Puis, en toussant :

— Bois, dit-il brièvement. Ils vont revenir dans une minute ou deux — tu verras.

Jakin but, mais le régiment ne "montrait aucune velléité de retour. Une clameur sourde montait du fond de la vallée de retraite, et ils virent les Ghazis rentrer en profitant du terrain et pressant le pas sous le feu des Gurkhas.

— Nous sommes tout ce qu'il reste de la musique, et nous nous ferons hacher, sûr comme la mort, dit Jakin.

— C'est le cas d'être beau joueur, alprss, dit Lew, la langue épaisse, en cherchant à son côté son petit coupe-choux de tambour.

L'alcool agissait sur son cerveau comme il faisait sur celui de Jakin.

— Tiens bon ! j'ai une idée qui vaut mieux que de se battre, dit Jakin, ébloui par l'éclat d'une pensée soudaine due principalement au rhum. Envoyons à ces saçrés lâches là- bas le signal de revenir. Les faillis Paythans sont loin. Viens, Lew ! On ne nous fera rien. Prends lè fifre et passe-moi le tambour. Et en avant la vieille marche, nom de Dieu, à t'en faire péter les boyaux 1 V'là quelques-uns de nos hommes qui reviennent maintenant. Tiens-toi droit, s'pèce de p'tit sou- laud de déserteur. Par file à droite — pas de charge ! En avant ! Arche 1

Il passa le baudrier du tambour à son épaule, poussa le fifre dans la main de Lew, et les deux gamins, quittant l'abri des

rochers, entrèrent én terrain découvert, au pas, tout en massacrant abominablement les premières mesures des British Grenadiers.

Comme Lew l'avait dit, quelques Fore and Aft revenaient, grognant, tête basse, ramenés à force de coups et d'injures ; leurs vestes rouges faisaient une tache brillante à l'entrée de la vallée, et derrière on voyait branler des baïonnettes. Mais entre cette ligne fragmentée et l'ennemi qui, fidèle à l'esprit soupçonneux de l'Afghan, craignait que cette retraite hâtive ne couvrît quelque embûche, et de ce fait n'avait pas bougé, s'étendait un terrain plat d'un demi-mille semé des seuls blessés.

L'air prit de l'aplomb, assura sa cadence, et les gamins continuèrent, toujours alignés, Jakin tapant sur la caisse comme un possédé. Le fifre solitaire ne faisait qu'un piaulement grêle et pitoyable, mais l'air portait loin, jusqu'aux Gurkhas eux- mêmes.

— Arrivez donc, tas de chiens ! se murmurait Jakin à lui- même. Allez-vous nous laisser jouer pour toujours ?

Lew, les yeux fixés droit devant lui, marchait plus raide qu'il n'avait jamais fait à la parade.

Et, comme en amère dérision des fuyards rangés là-bas, sifflait et roulait le vieil air de la Ligne :

Some talk of Alexander,

And some of Hercules ;

Of Hector and Lysander

And such great names as these (1).

(1) On parle d'Alexandre

Et l'on parle d'Hercule D'Hector et de Lysandre Et autres noms illustres.

On entendit de loin applaudir les Gurkhas et dans l'éloigne- ment des Highlanders rugir, mais, ni du côté anglais, ni du côté afghan ne partit un coup de fusil. Les deux petits points rouges avançaient en terrain découvert parallèlement au front de l'ennemi.

But of all the world's great heroes There's none that can compare, With a tow-row-row-row-row-row, To the British Grenadier (1) !

Les hommes du Fore and Aft se massaient rapidement à l'entrée de la plaine. Le général de brigade, là-haut sur le plateau, restait muet de rage. Toujours aucun mouvement de l'ennemi. Le jour s'attardait à regarder ces enfants.

Jakin fit halte et fit entendre le long roulement de l'Assem-. blée, tandis que le fifre piaulait désespérément.

— Demi-tour ! Tiens-toi droit, Lew, tu es saoul, dit Jakin.

Ils firent volte-face et revinrent en arrière :

Those heroes of antiquity

Ne'er saw a cannon-ball,

Nor knew the force o'powder (2).

— Les voici ! dit Jakin. Va toujours, Lew :

To scare their foes withal (3) !

(1) Mais de tous les héros du monde

N'y en a pas à comparer.

Et zoup, zoup, zoup, zoup, zoup, zoup, zoup A notre grenadier !

(2) Ces grands héros antiques

N'ont jamais vu d'boulet

Ni fait parler la poudre.

(3) Contre leurs ennemis.

Les Fore and Aft débordaient de la vallée. Ce que les officiers avaient dit à leurs hommes pendant cette pause de honte et d'humiliation, on -ne le saura jamais ; car ni officiers ni soldats n'en reparlent guère aujourd'hui.

— Ils reviennent, cria un prêtre parmi les Afghans. Ne tuez pas les enfants ! Prenez-les vivants, et qu'ils soient de notre Foi !

Mais la première salve était partie, et Lew tomba la face en avant. Jakin resta debout une minute, tourna sur lui- même comme une toupie et s'abattit, tandis que les Fore and Aft arrivaient, les malédictions de leurs chefs plein les oreilles et la honte des flagrantes hontes plein le cœur.

La moitié des hommes avaient vu les tambours mourir. Il n'y parut rien. On n'entendit pas même un cri. Ils se déployèrent en avançant dans la plaine sans tirer un coup de feu.

— Ceci, dit le colonel des Gurkhas doucement, c'est la vraie attaque, comme on aurait dû la faire d'abord. En avant, mes enfants.

— Oulou-lou-lou-lou ! miaulèrent les Gurkhas.

Et ils descendirent la colline dans le joyeux cliquetis des kukris, leurs vilains couteaux montagnards.

Sur la droite, il n'y eut pas de charge. Les Highlanders après avoir congrument recommandé leurs âmes à Dieu (car il importe autant à un homme mort d'avoir été tué dans une escarmouche de frontière qu'à Waterloo), se déployèrent et commencèrent le feu selon leur coutume, c'est-à-dire sans emballement ét sans trêve, tandis que les pièces démontables, ayant réglé son compte à l'impertinent fortin susdit, lançaient

obus sur obus parmi les grappes humaines qui se pressaient autour des étendards verts sur la hauteur.

— Il sera malheureusement nécessaire de charger, murmura le porte-fanion de la compagnie de droite des High- landers.

— Ça fait jurer les hommes que c'en est dégoûtant. Pour-' tant m'est avis qu'il faudra en venir à charger si ces diables noirs-là tiennent encore un peu plus longtemps. Stewart, mon garçon, tu éborgnerais le soleil s'il craignait les munitions du gouvernement. Plus bas, d'un bon pied, et beaucoup moins vite ! Qu'est-ce qu'ils font, les Anglais ? Ils sont bien tranquilles là au centre. Vont-ils se sauver encore ?

Non, les Anglais ne se sauvaient pas. Ils taillaient, hachaient, daguaient, car, bien qu'un blanc soit rarement âppa- rié, au point de vue physique, avec un Afghan en peau de mouton ou en surtout ouaté, il n'en arrive pas moins, sous l'impulsion d'une certainè quantité d'autres blancs derrière lui, et par l'effet d'une certaine soif de vengeance, à fournir quelque besogne des deux bouts de son fusil. Les Fore and Aft retinrent le feu jusqu'à la distance où une balle peut percer cinq ou six hommes d'affilée, et la tête de colonne afghane reçut leur salve à bout portant. Après cela, ils choisirent leurs hommes, et les tuèrent : on entendit des hans profonds, des hoquets convulsifs, des grincements de ceinturons contre des muscles arc-boutés. Pour la première fois ils se rendaient compte qu'un Afghan attaqué est bien moins formidable qu'un Afghan qui attaque, fait que de vieux soldats auraient pu leur apprendre.

Mais ils ne comptaient pas de vieux soldats dans leurs rang. L'échope des Gurkhas dans le bazar était la plus bruyante,

car les hommes — cela faisait un bruit désagréable de viande débitée sur un billot — s'affairaient du kukri, qu'ils préfèrent à la baïonnette, sachant bien à quel point l'Afghan redoute Sa lame en demi-lune.

A la vue des Afghans qui pliaient, les étendards verts sur les montagnes commencèrent à descendre les assister dans un suprême ralliement. Tactique imprudente. Les lanciers, qui rongeaient leur frein au fond du ravin de droite, avaient par trois fois dépêché leur unique « subalterne » en guise d'estafette pour les renseigner sur la marché des affaires. La troisième fois il revint, une éraflure au genou, mâchonnant des jurons baroques en Hindoustani, et affirmant que tout était prêt. Là-dessus l'escadron se mit en branle, doubla la droite des Highlanders, au sifflement d'un petit vent de mauvais auguré dans les flammes de ses lances, et tomba sur le reste de l'ennemi juste au moment où, suivant toutes les lois de la guerre, il aurait dû attendre que celui-ci prononçât ses marques d'hésitation.

Ce n'en fut pas moins une charge fort élégante, une charge menée avec brio et qui, une fois terminée, avait conduit la Cavalerie à la tête du défilé par lequel les Afghans comptaient faire leur retraite ; tandis que par la voie que les lances avaient creusée dévalèrent deux compagnies de Highlanders, ce qui n'avait jamais été dans les intentions du général de brigade. Ce nouveau développement eut plein succès. L'ennemi se trouva coupé de sa base comme on arrache Une éponge à sa roche ; il restait là, cerné de feu, isolé dans la plaine impitoyable. Et de même que la main -du baigneur pousse l'éponge autour du tub, de même les Afghans se virent pourchassés jusqu'à ce qu'ils se brisassent en petits détachements.

Il est beaucoup plus difficile d'en venir à bout que des grandes masses.

—- Regardez ! dit le général de brigade, tout est arrivé suivant mes plans, nous avons coupé leur base et nous allons les piler comme plâtre.

Une bonne tripotée administrée de front, c'était tout ce que le général de brigade avait osé espérer, étant donné l'effectif mis à sa disposition ; mais il faut pardonner aux hommes qui fondent leur succès ou leur mésaventure sur les erreurs de leurs adversaires, de travestir parfois le hasard en dessein. L'écrasement continuait allégrement. Les forces afghanes étaient aux abois, loups forcés au croc hargneux qui happe de biais, par-dessus l'épaule. Les lances rouges, plongeaient : on entendait un cri, puis le bout remontait comme un' espar sur une mer d'orage, tandis que le cavalier en trois foulées de galop dégageait sa pointe. Les lanciers se maintenaient entre leur proie et le mont escarpé, car tous les vaincus en état de fuir voulaient s'échapper de la vallée de mort. Les Highlanders donnèrent aux fuyards deux cents mètres de champ, puis les abattirent, suffoquant et râlant, avant qu'ils pussent atteindre le couvert des rochers de la crête. Les Gur- khas reprirent la main ; mais les Fore and Aft tuaient pour leur propre compte, car ils avaient parqué une masse d'hommes entre leurs baïonnettes et une muraille de roc, et les coups de feu brûlaient à bout portant la peau roussie des surtouts ouatés.

— Pas moyen de les tenir, Sahib Capitaine ! souffla un Ressaidar de Lanciers. Essayons de la carabine. La lance est bonne, mais on perd du temps.

Ils essayèrent de la carabine, et l'ennemi continuait à

fondre sous les coups, fuyant par centaines le long des pentes escaladées, sans qu'il restât vingt balles pour les arrêter. Sur les hauteurs, les canons démontables avaient cessé le feu faute de munitions, ce dont gémissait le général de brigade, car le feu de mousqueterie ne suffirait pas à écraser la retraite. Longtemps avant les dernières salves tirées, les brancardiers en force partaient déjà chercher les blessés. La bataille touchait à sa fin ; n'eût été le manque de troupes fraîches, on aurait effacé les Afghans de la terre.

Tout de même ils comptaient leurs morts par centaines, et nulle part les cadavres ne s'amoncelaient plus haut que dans le sillon du Fore and Aft.

Mais le régiment ne s'associa pas aux hourrahs des Highlanders, non plus qu'aux danses barbares des Gurkhas parmi les morts. Il épiaient le colonel en dessous, appuyés sur leurs armes et soufflant.

— Au camp, vous autres. Vous ne vous êtes donc pas assez déshonorés pour aujourd'hui ? Allez soigner les blessés. Vous n'êtes bons qu'à ça, dit le colonel. Et pourtant, depuis une heure le Fore and Aft s'acquittait d'une besogne comme le chef le plus exigeant n'en eût osé demander aux meilleurs soldats du monde. Leurs pertes avaient été lourdes parce qu'ils ne possédaient pas l'art nécessaire à l'expédition de leur tâche, mais ils s'étaient conduits vaillamment. Et voilà leur récompense.

Un jeune sergent, tout près déjà de se croire un héros, offrit d'un air dégagé son bidon à un Highlander qui montrait une langue noire de soif.

— Je ne bois pas avec les lâches, répondit le gars rudement.

Et se tournant vers un Gurkha :

— Hé là, Johnny 1 De l'eau à boire, hein ?

Le Gurkha avec un large sourire passa son bidon. Les Fore and Aft ne dirent mot.

Ils rentrèrent au camp une fois le champ de bataille quelque peu épongé et remis en état présentable ; et le général de brigade, qui se voyait décoré dans trois mois, fut le seul à les complimenter. Le colonel avait le cœur brisé, les officiers l'air farouche et sombre.

— Eh bien, quoi ! dit le général de brigade, ce sont de jeunes troupes, n'est-ce pas, rien de monstrueux à ce qu'ils se soient retirés en désordre pendant un moment.

— Oh, la, la, ma bonne tante ! murmura un jeune officier d'Etat-Major. Retirés en désordre ! C'était le sauve-qui-peut 1 — Mais ils sont revenus, nous le savons bien tous, roucoula le général de brigade, sans regarder le visage gris- cendre du colonel qui l'écoutait, et ils se sont comportés aussi bien qu'on pouvait s'y attendre. Admirablement, en vérité. Je les regardais. Il n'y a pas de quoi prendre la chose à cœur, colonel ; comme disait certain général allemand en parlant de ses hommes, ils avaient besoin de se faire poivrer un peu, voilà tout.

En lui-même il pensait : « Maintenant qu'ils sont aguerris, je peux leur donner de la besogne et de la responsabilité. Autant vaut qu'ils aient reçu cette leçon. Cela leur en apprend plus qu'une demi-douzaine de petits flirts innocents à balle. Un jour ... plus tard ... marcher tout seuls et mordre... C'est égal. Pauvre vieux colonel...

Tout cet après-midi, l'héliographe dansa et clignota sur les collines, peinant à dire la bonne nouvelle à une montagne

quarante milles plus loin. Èt vers le soir, arriva poudreùx, en nage et moulu, un journaliste égaré qui s'était dérangé pour un mauvais incendie de village et avait déchiffré le message de loin tout en maudissant sa malechance.

— Je vous demanderai les détails en tout cas — aussi complets que possible, n'est-ce pas. C'est la première fois de cette campagne qu'on me sème, dit le journaliste au général.

Et le général, sans se faire prier, lui raconta comment une armée de communication avait été écrasée, détruite et à peu près anéantie, grâce à l'habileté, la stratégie, la sagesse et la prévoyance du général de brigade.

Mais d'autres prétendent, et parmi ceux-là les Gurkhas, qui avaient tout suivi du flanc de la montagne, que cette bataille-là fut gagnée par Jakin et Lew dont on apporta les petits cadavres juste à temps pour combler deux vides au chevet de la grande tranchée creusée pour les morts, là-bas, sous les hauteurs de Jagai.

TABLE DES MATIÈRES

L'HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI 7 LA PORTE DES CENT MILLE PEINES 59 L'ÉTRANGE CHEVAUCHÉE DE MORROWBIE JUKES 69 L'AMENDEMENT DE TODS 102 LA MARQUE DE LA BÊTE 112 BISESA 132 BERTRAN ET BIMI * • • • L'HOMME QUI FUT ... 149 LES TAMBOURS DU « FORE AND AFT » .... /.$ .., .-PI .Y^A • • 172

ACHEVÉ D'IMPRIMER

le 15 novembre mil neuf cent trente-huit

PAR

l'Imprimerie R. BUSSIÈRE

à Saint-Amand

pour les

LIBERTÉS FRANÇAISES

EN VENTE A LA

LIBRAIRIE DES LIBERTÉS FRANÇAISES

1. — HEI.RI DE RÉGNIER : LA PÉCHERESSE, roman.... 7 fr. 50 2. - IL-G. WELLS : L'ILE DU DOCTEUR MOREAU, roman.. 7 fr. 50 3. — RUDYARD KIPLING : nu CRAN ! Histoires de terre

et de mer pour les Scouts et les Éclaireurs ,... 7 fr. 50 4. — GEORGES DUHAMEL : VIE DES MARTYRS 7 fr. 50 5. - JEAN JACOBY : LE FRONT POPULAIRE EN FRANCE -

ET LES ÉGAREMENTS DU SOCIALI[Smr. MODERNE..... 7 s

6. - H.-G. WELLS : LES PREMIERS HOMMES DANS LA LUNE, roman . 7 fr 50

7. — JOHN CHARPENTIER : LA LUMIÈRE INTÉRIEURE

CHEZ JEANNE D'ARC, FILLE DE FRANCE. 7 ib

8. — G. DE LA TOUR DU PIN : LE RETOUR DU GUERRIER

MORT, roman (couverture illustrée en camaïeu).... 6 fr_ 50 9. — H.-G. WELLS : MISS WATERS, roman d'une Sirène.... 7 fr. 50 10. — LAFCADIO HEARN : YOUMA, roman martiniquais. 7 » 11. — W. DR.&BOVITCH : LES INTELLECTUELS FRANÇAIS

ET LE BOLCHEVISME 7 fr. 50

12. - CAPITAINE CANOT : VINGT ANNÉES DE LA VIE D'UN

NÉGRIER, grand récit d'Aventures (392 pages).... 10 *

13. — ANDRÉ VILLIERS : JEANNE D'ARC, miracle en 13 tableaux 7 fr. 50

14. — BOCCACE : CONTES, traduction libre de MIRABEAU.

Complète en 1 volume (400 pages) 12 »

15. — BUSSY-RABUTIN : HISTOIRE AMOUREUSE DES

GAULES 7 s

16. — JEAN JACOBY : NAPOLÉON EN r USSIK. L'Empereur

et le Tsar. La Fainiîle impériale et la Société russe.

Les causes de lu campagne de Russie, 1807-1812. Piouvuiux Documents » 7 Ir. 50

17. — Trois contes de STEVENSON, l'auteur de L'ÎLE AU

TRÉSOR, traduits par LU CE CLARSMCE 7 b. 50

18. — LOUIS PERGAUD : DE GOUPIL A MARGOT, Histoires

de Bêtes (l'rix Goncourt 1910) .......... 7 fr. 50

19. — RUDYARD KIPLING : L'HOMME QUI VOULUT ÊTRE

ROI « 7 fr. 50

L'homme qui voulut être roi / Rudyard Kipling ; traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières (2024)
Top Articles
Latest Posts
Recommended Articles
Article information

Author: Lakeisha Bayer VM

Last Updated:

Views: 6054

Rating: 4.9 / 5 (69 voted)

Reviews: 84% of readers found this page helpful

Author information

Name: Lakeisha Bayer VM

Birthday: 1997-10-17

Address: Suite 835 34136 Adrian Mountains, Floydton, UT 81036

Phone: +3571527672278

Job: Manufacturing Agent

Hobby: Skimboarding, Photography, Roller skating, Knife making, Paintball, Embroidery, Gunsmithing

Introduction: My name is Lakeisha Bayer VM, I am a brainy, kind, enchanting, healthy, lovely, clean, witty person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.